Les auteurs d'un essai surprenant, Maroc : régions, pays, territoires, proposent une redéfinition de la carte des régions au Maroc. Finies, la logique sécuritaire et les considérations tribales, bonjour le pragmatisme économique et la cohérence géographique ! En choisissant de récompenser Maroc : régions, pays, territoires , le jury du Prix Atlas a tapé dans le mille. Non seulement l'essai est excellent mais il est consacré à un thème cher à l'actualité politique marocaine, celui de la région. “Nous en sommes conscients, admet Mohamed Berriane, un des auteurs qui ont participé à cet ouvrage collectif, mais notre démarche est purement scientifique, elle n'a rien de politique”. N'empêche que le scientifique peut, sinon rejoindre le politique, du moins l'enrichir. La région : une aberration administrative Le Maroc, rappelons-le, est administrativement découpé en 16 régions, plus de 42 provinces et 26 préfectures. Ce découpage institutionnel fait évidemment la part belle au calcul politique. Consacrée comme “collectivité locale” dans la Constitution de 1996, la région a, depuis, joué un rôle de locomotive dans la politique officielle dite de décentralisation. Elle a conforté la fameuse notion de “proximité” dans le but de mieux quadriller et contrôler le territoire. Mené par l'administrateur, le militaire et (plus ou moins) le géographe, le découpage régional permet autant de classer, sérier, que de définir un territoire de pouvoir et d'action. En théorie du moins. “Au Maroc, rappelle le chercheur Mohamed Berriane, certains découpages institutionnels sont heureux dans le sens où ils correspondent à une logique scientifique, sociale, économique ou culturelle mais d'autres ne le sont pas”. En d'autres termes, certains découpages correspondent à la réalité du terrain et d'autres à une réalité politico-sécuritaire. L'un des chercheurs qui ont contribué à l'ouvrage cite les exemples de Nador et Al Hoceïma, deux villes d'immigration (Europe), appartenant toutes les deux au Rif avec une forte identité locale mais rattachées, d'après le découpage régional, à Oujda et Fès - Taounate. “Cela répond peut-être à un souci d'unité administrative mais, d'un point de vue fonctionnel, c'est une totale aberration”. La même remarque s'applique à la région dite Souss-Massa-Draâ qui s'étend d'Agadir à Ouarzazate, deux grands centres urbains à l'architecture humaine extrêmement différente. Sans oublier le cas de Fès dont les étendues limitrophes sont écartelées entre deux régions administratives (Taza-Al Hoceïma-Taounate et Fès-Boulmane). “Mais il existe de rares cas où le découpage institutionnel colle aux réalités du terrain, poursuit notre source. C'est notamment le cas pour la région de Tanger - Tétouan”. En fait, l'administration marocaine et son fameux souci sécuritaire ne sont pas les seules coupables dans les aberrations et les incohérences qui peuvent marquer le découpage régional. Il y a aussi l'histoire propre du royaume qui ne ressemble en rien à celle de pays modèles en matière d'homogénéité régionale, comme la France. Explication du chercheur Mohamed Naciri, auteur de la post-face de l'ouvrage : “La France s'est constituée par adjonction de provinces constituées, ayant leur politique sociale et culturelle. Le Maroc s'est formé, par contre, par réduction des espaces limitrophes, au nord, au sud, comme à l'est”. Le chercheur rappelle ainsi l'exemple des oasis de Touat ou Tindouf annexées (par l'armée d'occupation française) à l'Algérie voisine pour rappeler que le processus régressif de formation du pays à fonctionné, à différentes périodes historiques, depuis les Almohades. Adieu le Grand Casablanca, bonjour le corridor urbain La principale originalité de “Maroc : régions, pays, territoire” est d'avoir fait voler en éclats le mythe du “Grand Casablanca”, né de l'imagination du ministère de l'Intérieur en 1997. Les scientifiques lui opposent la région du “corridor urbain”. Le corridor en question est une bande atlantique qui s'étend de Jorf Lasfar (El Jadida) à Kénitra, englobant des centres aussi importants que Casablanca et Rabat. Avec sa population supérieure à cinq millions d'habitants (statistiques de 1995), à très forte majorité urbaine, cette région, définie comme un point de convergence de la vie économique nationale, est l'incontestable locomotive du Maroc des régions imaginé par les scientifiques. “Ce qui a été pris en compte, résume le chercheur Abdelkader Kaouia qui a participé à l'ouvrage collectif, c'est la réalité du terrain, qui est faite de complémentarité et de fonctionnalité. C'est un travail d'analyse et de terrain qui s'est étendu sur de longues années qui nous a fait adopter le corridor urbain en tant que région en place et lieu du Grand Casablanca”. Le corridor, dont l'épicentre reste Casablanca, a des allures de grande région métropolitaine. Pour assurer sa viabilité, les chercheurs glissent que l'Etat peut parfaitement le diviser en deux territoires administratifs pour assurer à Rabat sa spécificité institutionnelle. “Région économique plus qu'autre chose, le corridor, comme nous l'explique encore Abdelkader Kaouia, est une réalité dont les possibilités tant économiques qu'humaines sont immenses mais qui est pénalisée, inhibée par l'actuel découpage administratif”. Il semble, d'après certaines informations, que le ministère de l'Aménagement du territoire ne soit pas loin d'adopter le plan imaginé par notre groupe de chercheurs… 20 régions pour aller de l'avant Le reste du découpage scientifique semble plus classique. Loin des clichés communautaristes (les Rifains, les Soussis, les Sahraouis, etc), les chercheurs proposent un tracé qui ne correspond ni à une séparation ethnique ni à un assemblage territorial. “Le défaut de fonctionnalité que cela entraînerait risque de freiner le développement des régions, il serait aussi inhibiteur que le découpage institutionnel qui obéit d'abord à des préceptes sécuritaires”, observe l'un des auteurs. Après le corridor urbain, et comme deuxième région du pays, les chercheurs proposent ainsi “les espaces satellites de Casablanca”. Plus à l'intérieur du pays, ceux-ci englobent la plaine de la Chaouïa (Settat, Berrechid, etc) et les Doukkala formés essentiellement de contrées semi-rurales (Sidi Bouzid, Moulay Abdellah, etc). La 3ème région, celle de Rabat, désignée par “l'arrière-pays de Rabat”, couvre les Zaërs, la Maâmora, Zemmour et le pays d'Oulmès ou le nord Zayan. La 4ème correspond au “Gharb et pays du Loukkos”. Au-delà des quatre premières régions du pays regroupées sous le concept de “la convergence atlantique”, les chercheurs répartissent les 16 autres régions dans cinq grands ensembles : - les “antennes de la métropole” faites de Fès-Meknès, Tadla-Plateaux du phosphate, Abda - les espaces de transition correspondant au pré-Rif, au Moyen-Atlas, à l'espace régional de Marrakech, et à Haha et Chiadma - les “angles dynamiques” faits de la péninsule tingitane (Larache, Tanger, Tétouan, Sebta), le Rif oriental ou région de Nador, le Souss-Massa et ses prolongements ; - les “espaces barrières” que sont le Rif central et occidental plus connu par le “Rif historique” et le Haut-Atlas - les “périphéries” faites du seuil oriental (Oujda, Berkane, Taourirt), les espaces steppiques de l'est (le “far-east” comprenant les bourgades de Talsinnt, Boudnib, etc), les revers de l'Atlas et portes du désert (le Tafilalet, Errachidia, Ouarzazate ,etc), et les provinces sahariennes. Précisons, au passage, que si les provinces sahariennes ont été réduites à une seule (au lieu de trois), ce n'est pas seulement parce que la question n'a toujours pas été clarifiée politiquement mais aussi, comme le note ce chercheur, “parce que l'ensemble du territoire possède suffisamment de complémentarité pour se fondre en une seule région fonctionnelle”. Télécharger la carte Sahara. Demain l'autonomie ? Depuis le dernier plan Baker pour régler le conflit du Sahara, le régionalisme et surtout l'autonomie sont devenus des concepts d'actualité au Maroc. Là où les anciens découpages se contentaient d'évoquer la région du “Sahara marocain” pour englober l'ensemble du territoire contesté, le découpage de 1997 a davantage approfondi la question en découpant ce même territoire en trois régions : Oued Eddahab-Lagouira, Laâyoune-Boujdour-Sakia El Hamra et Guelmim-Smara. Pour le symbole, elles ont même récupéré les numéros 1, 2 et 3, habituellement réservés au Rif. Même s'ils s'en défendent, les auteurs de Maroc : régions, pays, territoires proposent une alternative : un retour pur et simple à une seule région sobrement intitulée “les provinces sahariennes”, englobant l'ensemble du territoire concerné. Ce qui nous amène à cette question : la région peut-elle être le prélude, demain, à l'autonomie, du Sahara ou d'ailleurs ? Réponse de l'un des auteurs : “Dans l'absolu, et humainement parlant, le découpage scientifique que l'on établit prépare mieux à l'autonomie, il est plus fonctionnel et plus viable que le découpage institutionnel. Maintenant, on sait que pour le Maroc, comme pour tous les pays du monde, un découpage ne tient pas compte des seules réalités scientifiques et humaines. Il est l'œuvre d'abord de militaires et d'administrateurs…”. Il n'empêche que les solutions envisagées par les scientifiques méritent d'être prises au sérieux. Le prix quasi officiel remporté par l'ouvrage est probablement un bon indice dans ce sens. Recherche. Un ouvrage, une alternative Le Maroc : régions, pays, territoires est un travail collectif construit autour de Jean-François Troin, un géographe qui a enseigné et mené des travaux de recherche au Maroc entre 1958 et 1972. L'éminent scientifique a réuni autour de lui une équipe essentiellement composée de ses anciens élèves, aujourd'hui enseignants-chercheurs à leur tour : Mohamed Berriane, Abdelkader Guitouni, Abdelkader Kaouia et Abdellah Laouina, sans oublier Mohamed Naciri, professeur à l'Institut agronomique et vétérinaire de Rabat et Florence Troin, ingénieur au CNRS. Entamé en 1995, ce travail collectif a mis sept ans avant de voir le jour, en 2002. Il vient, comme l'explique Mohamed Naciri, combler une lacune vieille de 40 ans. “Depuis l'ouvrage collectif Géographie du Maroc (1964) destiné aux élèves de l'enseignement secondaire, les tentatives d'analyse régionale du pays qui ont été entreprises n'ont pas dépassé le cadre de l'institution scolaire”. Co-édité par Tarik-Editions et Maison neuve § Larose, l'ouvrage a été initialement tiré à 2000 exemplaires destinés essentiellement à un public d'universitaires. Une deuxième édition en arabe, à plus fort tirage, est en préparation, le but étant, comme nous l'explique l'un des auteurs, d'assurer “une plus large diffusion et un débat national sur la question de la région”.