Connue pour sa somptueuse médina qui dévale la montagne et sa magnifique architecture arabo-andalouse, la colombe blanche est en train de devenir la Mecque de la «blanche». "Nos effectifs n'ont aucune formation pour affronter une telle situation». Et d'enfoncer le clou : «par ailleurs, notre hiérarchie nous demande d'intervenir sur le terrain auprès de gens totalement à côté de la plaque et qui ne sont que des morts-vivants devant nous. Quant aux gros dealers qui sont repérés et répertoriés, nul ne s'avise de les approcher encore moins de les inquiéter.». D.H., officier de police à Tetouan ne mâche pas ses mots et souhaite garder l'anonymat. Et on le comprend… quand on a passé une soirée avec lui, et entendu et vu ce qu'il vit tous les jours. Le cadre «légal» on va dire, ainsi posé, restent la misère et le désespoir dans lesquels s'enfoncent de plus en plus une population jeune (mais pas seulement) et frustrée. Frustrée de ne pas participer à ce «Maroc qui bouge» tant vanté à la télé, mais qui en bougeant les a fait tomber si bas qu'ils ne peuvent plus se relever. Circuit touristiqu Une heure du matin, on prend une voiture banalisée et on grimpe vers les quartiers réputés chauds. En tout cas, pas par la température glaciale avec un vent à décorner les boeufs. Une maison normale, dans un coin qu'on appelait «Touta». Des entrées et des sorties furtives. D.H désigne untel. Un jeune homme de bonne famille. 26 ans. Il en paraît largement dix de plus. Par l'intermédiaire de H.D, il accepte de parler, sous couvert d'anonymat bien entendu. Malgré l'anonymat, l'apprivoisement est long. Ce n'est qu'au bout de deux longues heures d'atermoiements, qu'il acceptera de se raconter un peu… mais plus tard, lors de notre second passage. En attendant, on reprend la voiture. Direction «Malaga», le quartier, pas la ville. «Dersaa»; «Bogota» et enfin les abords de l'hôpital public «Saniet R'mel». La géographie des lieux où l'on peut se fournir est bien connue des services de police. Les services de santé sont dramatiquement absents. Aucun travailleur social n'a «jamais approché ces endroits. D'ailleurs, je n'ai jamais vu aucune assistante sociale ou éducateur dans cette ville. Des associations culturelles, il y en a à chaque coin de rue. Mais pour le reste… Il a fallu que je me batte pour que l'école (l'INAS de Tanger) accepte que je fasse mon stage de dernière année en milieu ouvert. Et encore, sous couvert d'une association qui s'occupe de mères célibataires. Officiellement, la drogue n'existe pas. Pour personne. Pourtant, regardez autour de vous». H'nia (le prénom a été changé), toute petite bonne femme de 23 ans et de 50 kilos toute mouillée, est encore plus vindicative que H.D. «C'est inadmissible que personne ne s'occupe -et pour s'en occuper encore faudrait-il commencer par voir et accepter la réalité- de ces gens. Ils crèvent à petit feu.» Prévention et traitement Une fois que le jeune homme est arrivé à parler, (voir encadré) il était difficile de l'arrêter. H.D confirme que le second problème à part l'approvisionnement, c'est la prévention et le traitement des toxicos. «Avec le nombre d'associations de tous poils qu'il y a à Tetouan, pas une seule pour la prévention de la drogue. Comme si personne ne veut regarder la bête en face. Quant aux soins, il n'y a rien non plus. L'hôpital n'est pas adapté à ce phénomène et les soignants ne sont pas formés non plus». On évoque les palliatifs, comme la méthadone et des lieux de distribution de seringues. «C'est de la science-fiction au Maroc. Il faudrait déjà que les autorités acceptent la réalité. Et je ne vous parle même pas des risques de contamination de MST ou de sida, par les seringues usagées qui circulent…». À l'hôpital public, toujours sous couvert d'anonymat, on est moins disert mais sur le fond, on pense la même chose : «il n'y a aucune formation au Maroc sur la question de la drogue. Ni en médecine, ni en psycho, ni dans la formation des assistantes sociales. Il est entendu, ici, que la drogue, c'est le haschich. Point final. Et jusqu'à preuve du contraire, je ne sache pas que la lutte contre la consommation de shit soit très efficace». Faut-il préciser cependant, que le hashich n'a jamais tué personne et qu'à consommation égale, il est moins nocif que le tabac. On ne peut pas en dire autant pour la poudre. Déjà au début de l'année, Chakib Khyari, le président de l'Association du Rif pour les droits de l'homme (ARDH), déclarait que «la région devrait être déclarée zone sinistrée en matière de consommation des drogues dures, essentiellement l'héroïne». H'nia témoigne que la drogue ne touche pas seulement les gens aisés mais également beaucoup d'anciens fumeurs de cannabis qui trouvent que les délires de la poudre ont une autre «tenue» que celle de leur fumette habituelle. «Avant, j'étais accro au Hasch. Ça me permettait de combattre mon anxiété. Il a suffi que j'essaie une seule fois la poudre, pour que je laisse tomber mes joints». Pour H.M, il n'y «a pas photo ; au prix de la dose ici, ça vaut vraiment le coup». (Voir encadré) African Connection La chronique judiciaire à Tétouan (comme à Tanger, Marrakech et Casablanca) est remplie d'histoires de fils de notables, impliqués régulièrement dans le trafic d'héroïne et de cocaïne. Et si ces affaires ne déclenchent pas vraiment l'intérêt des médias, elles ne fournissent pas vraiment non plus les archives des tribunaux : «les relations fonctionnant à merveille et les enquêtes se terminant invariablement dans une impasse», comme le déclarait il y a déjà longtemps une source judiciaire anonyme à un confrère. Pourtant il y a le feu au lac, de l'avis de tous les acteurs concernés, le trafic de drogues dures au Maroc est une réalité confirmée par la plupart des organismes internationaux en charge de la répression du trafic de drogue. Selon Interpol, le Maroc est la tête de pont d'une «African Connection» vers l'Europe occidentale. Et l'héroïne n'est plus la seule drogue dure concernée. Pays de transit de la cocaïne, le Maroc est devenu en l'espace de quelques années la destination privilégiée des cartels colombiens qui en apprécient «la situation géographique, les frontières poreuses, la forte corruption dans les milieux sécuritaires» et surtout les itinéraires déjà balisés par le trafic de cannabis. Face à l'organisation des narco-trafiquants, les moyens des douanes marocaines sont dramatiquement limités en brigades d'intervention et en matériel de détection de stupéfiants : «On se fie essentiellement à notre flair»… déclare Hamid, douanier à Sebta. Certes; sensible à l'humidité, l'héroïne dégage une forte odeur de vinaigre ! témoignage d'un accro du quartier Malaga à Tetouan «Je sais que je crèverai seul» «J'ai commencé, il y a cinq ans environ. J'ai goûté à ça, la première fois, lors d'une soirée chez moi. Des amis à mes parents avaient apporté avec eux une dose. Tout le monde a bien rigolé en sniffant l'odeur de cette poudre qu'on faisait chauffer dans une cuillère. A l'odeur, ça ne m'a rien fait. Le lendemain cet ami qui était chez moi m'a appelé et m'a demandé si je voulais y goûter vraiment. A l'époque j'étais jeune et bête, je croyais que juste un essai, pour voir, ne me ferait rien. Et puis l'idée de me piquer ne me plaisait pas vraiment. J'ai toujours eu peur des seringues. Mais cet ami était un expert, il m'a garrotté le bras et introduit l'aiguille dans la veine sans que je sente presque rien. Et là, c'était très différent de l'odeur. Je suis parti presque tout de suite. J'ai eu un peu peur, mais c'était magnifique. Par contre, l'atterrissage a été plus difficile. C'était ma toute première fois. Et puis j'ai oublié. Après mon bac, ma copine de lycée est partie poursuivre ses études en Espagne et ça m'a fichu un coup. Un soir que je traînais dans un bar à bière à côté du cinéma Avenida, j'ai retrouvé l'ami en question. Il m'a proposé un autre petit voyage. Payant cette fois-ci. J'ai accepté. Et depuis, je prends l'avion chaque jour. Parfois plusieurs fois par jour. J'ai envie d'arrêter mais je n'y arrive pas. Cela fait plus de 5 ans maintenant que ça dure. Par moments, je sens bien que je me détruis mais quand la nuit tombe, les angoisses sont trop fortes. Il me faut ma dose. Ma mère sait ce que je fais. Mon père ne s'est jamais intéressé à nous. Il donne du fric et le reste, il s'en fout. Dans cette affaire, je suis seul et je sais que je crèverai seul.»