LIVres António Lobo Antunes ouvre un autre chapitre sur le colonialisme en Afrique. Avec Bonsoir les choses d'ici-bas, il met l'apocalypse à nu, lève le voile sur les meurtres, les trafics, les racismes de tous poils. Une oeuvre magistrale et labyrinthique qui rappelle les plus grands romans modernes de James Joyce à Dostoeïvski en passant par William Faulkner. L'Angola est au centre de l'écriture d'António Lobo Antunes. Cette vieille colonie africaine de l'empire portugais a vécu l'un des épisodes les plus noirs de l'histoire des indépendances. De 1961 à 1975, il y a eu la guerre de libération qui a cédé la place à une interminable guerre civile achevée en 2002. Médecin psychiatre, Lobo Antunes a travaillé de 1971 à 1973 en Angola face à la mort. Son boulot relevait plus de celui d'émondeur, un médecin impuissant dont le seul recours est d'amputer les membres des âmes perdues. Devant l'immensité du champ de ruines humaines, l'horreur n'a plus grand secret pour lui. Elle a tout juste installé dans son univers imaginaire une obsession immuable qui est la guerre des libertés. "Quand j'ai commencé, le livre n'avait pour ainsi dire rien à voir avec l'Angola. Le sujet, c'était les sectes religieuses. C'était relativement inspiré de faits réels. Mais au deuxième chapitre, le livre s'est modifié et j'ai compris qu'il ne voulait pas de cette histoire…" Bonsoir les choses d'ici-bas est né. L'auteur revisite les épisodes de guerre, la fatalité de la mort, le prix des racismes et les signes post-coureurs de l'Apocalypse. Homo dedalus “Bonsoir les choses d'ici-bas” est l'itinéraire d'un Portugais, Seabra, envoyé en Angola pour en finir avec une famille qui ne s'est pas acquittée d'une livraison de diamants. C'est le premier niveau de narration. C'est aussi comment un autre Portugais, Miguéis, débarque à Luanda pour éliminer le premier. C'est le deuxième volet de la lecture. Enfin Bonsoir les choses d'ici-bas c'est comment un troisième homme, un agent double, dirige un commando de mercenaires pour supprimer le second. Les trois larrons se perdent dans l'infini des impossibles. Aucun d'eux ne reviendra. Tous traqués à tour de rôle, ils sont prisonniers les uns et les autres de leur passé, de leurs démons, de leurs incapacités à demeurer humains. La suite du roman est une succession de dédales d'où personne ne sort indemne. Nous sommes tour à tour happés par la folie, l'angoisse et la mort. L'humanité est mise à poil devant le mal absolu. À un moment du récit, on ne sait plus où commence l'Afrique et où s'arrête l'Europe. Le jeu des continents prend des tournures tout aussi labyrinthiques. Et l'on retrouve avec bonheur la force d'un auteur sans détours. Après "Mémoire d'éléphant", "Le Cul de Judas" et "Connaissance de l'enfer", "Bonsoir les choses d'ici-bas" précise ce sombre royaume de l'extrême, ce miroir de l'impuissance des hommes. Les trois damnés affrontent leurs manques et leurs souffrances. Et la course derrière le kaléidoscope diamantaire devient tragédie ontologique. Réquisitoires Il y a dans “Fado Alexandrino” (1983) comme dans “N'entre pas si vite dans cette nuit noire” (2001) et aussi dans “Le Manuel des inquisiteurs” (1996), cette folie du détail et surtout un mélange de styles qui fait d'António Lobo Antunes un auteur dans la lignée des grandes figures de la littérature moderne de Dostoeïvski à Faulkner en passant par Joyce. Nous sommes là devant quelques-uns des romans les plus poignants de ces vingt dernières années. Une vingtaine d'ouvrages traitent de l'histoire du Portugal (qui n'est qu'un microcosme du monde), de son déclin et de ses drames. Il est aussi question de l'enfance, de la mort, de l'amour en faillite, de la décrépitude et de la folie. Un travail sur la conscience et la mémoire de personnages, qui disent le désarroi et la perdition dans un monde de dictature. Dans “Bonsoir les choses d'ici-bas”, c'est une possession de l'écriture qui se joue au fil des pages. Les personnages tissent leur folie sans qu'aucune fin ne vienne arrêter le cours de ce rouleau compresseur qu'est la perte des repères. Ils passent de la peur, à la folie, de l'angoisse à la mort, du désir à son impossibilité, dans un cheminement sans logique apparente. Les trois " héros " sont des fantômes qui rêvent d'autres fantômes devant l'infinité du vide. Nous passons d'un temps à l'autre dans un anachronisme humain qui imprime aux événements une teinte de suspension au-delà du temps. Il n'y a plus de passé ni de futur, pas plus qu'il n'y a de présent. Tout est démesuré par rapport à la réalité. La grande parodie politique aussi acerbe soit-elle est vite un enchevêtrement de réquisitoires où tout passe : le monde moderne, le colonialisme, la dictature, les jeux politiques sur la démocratie, la vacuité des hommes (des séries de monologues intérieurs interminables qui se succèdent dans une démente prise de pouvoir par la mémoire). Entre satire et possession, c'est une littérature désabusée qui laisse entrevoir, dans le chaos des lueurs de vie. Rien de pessimiste dans ces pages noires sur l'humain, mais une introspection pour ne pas laisser le monstre en chacun de nous s'emparer de notre essence. Lobo Antunes passe au crible les grands non-dits de l'histoire moderne, non pour les afficher en vitrine comme dans un supermarché des consciences, mais pour éviter les dédouanements.