Je suis Tunisois. Tunis est ma ville. Je suis né au cœur de sa médina, rue Elmar, une rue historique, proche du mausolée des familles beylicales, comme celle dont je suis issu. Une famille d'origine turque, qui dit à travers son histoire son lien indéfectible à la capitale en même temps qu'une part importante de son évolution : l'évidence d'un brassage culturel et les départs, puisque des membres de ma famille sont partis vivre à Tanger, du temps du protectorat français qui y envoyait alors nombre d'enseignants tels qu'eux, durant la seconde guerre mondiale. Tunis m'a tout appris. Elle a été la mère initiatrice qui m'a éveillé aux plaisirs de la vie. C'est dans ses rues à la rumeur exubérante, généreuses, que j'ai découvert les casinos, les maisons closes, les cafés où les adultes étaient occupés à jouer aux cartes et qui étaient aussi d'incroyables espaces de rencontres. Elle m'a offert un riche apprentissage de la vie. J'ai été élevé par mon grand-père, directeur d'école et homme passionné de théâtre auquel il m'a initié. C'est encore à Tunis, que j'ai appris le théâtre et le goût de la culture. L'enfant de la médina où j'ai grandi dans les années 50, a vécu la marche progressive de la modernité, entrée peu à peu au fil du temps dans les années 70. J'ai le souvenir de rues étroites, désordonnées, cafouilleuses où les voitures ne pouvaient s'aventurer, de ce lieu éloigné des écoles, de la « civilisation », ainsi que le disait mon père. Tunis était scindée en deux parties, la ville européenne et la médina. J'en retiens un métissage, propre à l'identité tunisoise de cette époque. De la vie grouillante qui émanait des quartiers juifs, maltais, espagnols, où l'ensemble de la population aimaient se retrouver. Quelle richesse et quelle diversité humaine! Nous appartenions tous à la même famille. Aujourd'hui, quand je sais que je vais parcourir la médina, heureusement préservée par une association de sauvegarde, j'emprunte un chemin qui me mène à nouveau dans ces espaces, à la recherche des traces de mon enfance, une période de ma vie très heureuse. Il y a un axe qui part du Nord au Sud de la ville, traversant les ruelles méandreuses de la médina. J'y retrouve les odeurs de laine, les couleurs des tissus des tisserands, les parfums de jasmin, de musc, d'ambre, de chèvrefeuille de la boutique que mon oncle y tenait. Cela n'a rien de folklorique et continue vraiment de vivre en moi… J'ai interprété un rôle chargé d'une émotion forte dans le premier film tunisien dans lequel je jouais, et dont le tournage se déroulait dans la médina : «Le Sabot en or», de Nouri Bouzid. Ce fut un réel choc émotionnel, car nous tournions dans une maison, située sur la place où je suis né: j'y revivais toute mon enfance. Je me suis d'emblée fortement identifié au personnage. Je soupçonne d'ailleurs le réalisateur de m'avoir choisi pour cette raison. Tunis incarne pour moi une géographie amoureuse. Il y a véritablement trois lieux auxquels je suis particulièrement attaché. Le théâtre municipal de Tunis, la Cathédrale et le vieux port. Le théâtre a été construit par les Italiens, s'appelant avant l'Opéra Rossini, puis reconstruit en 1911 par les Français, sous un style art nouveau. C'est un espace vital, dû à mon métier de comédien. J'y ai débuté et tous les ans j'y créé une pièce. Son positionnement est important dans l'urbanisme de la ville. Mon attachement à Tunis est organique, à la fois émotionnel et physique. J'ai toujours été amoureux d'elle, comme on peut l'être d'une femme. Dès que je m'en éloigne, j'ai le sentiment de m'éloigner de ma bien-aimée…»