Le flot d'exilés syriens dans le sud-est de la Turquie suscite l'inquiétude et le rejet dans la ville cosmopolite d'Antakya, l'ancienne Antioche, où vit une forte communauté alaouite, comme le clan et la famille al-Assad au pouvoir à Damas. «Nous ne voulons plus de ces soi-disant réfugiés !», lance Malik Kilig, le maire alaouite d'une localité de la banlieue d'Antakya. «Ils arrivent toujours plus nombreux», se plaint-il, «ils louent des appartements en ville, où ils vivent parfois jusqu'à une vingtaine. Ils posent des problèmes à tout le monde. La cohabitation devient difficile». «Dans les hôpitaux, tous les docteurs sont occupés à opérer leurs blessés, nous ne pouvons même plus nous faire soigner», s'exaspère son épouse Mariam. «Plus personne ne veut de ces gens», confirme lui aussi Kamal, le gérant d'une boutique de téléphonie mobile, dont les Syriens constituent pourtant une grande partie de la clientèle. Officiellement, les réfugiés syriens sont désormais plus de 80.000 en Turquie, répartis dans neuf camps le long de la frontière et concentrés dans cette province d'Hatay. En fait, ce sont des milliers d'illégaux syriens qui vivent aujourd'hui au grand jour à Antakya, la capitale provinciale. «Cette présence est de plus en plus visible, elle affecte toute la vie socio-économique», constate Mehmet, commerçant dans le bazar de la veille ville. «Les gens commencent à avoir peur. La ville bruisse de rumeurs de violences, d'agressions, de viols commis par des supposés Syriens», raconte le boutiquier, «on sent monter les tensions inter-communautaires». Le gouverneur d'Hatay, Mehmet Celalettin Lekesiz, a récemment balayé d'un revers de main les «histoires» de la presse locale, qui se fait chaque jour l'écho de ces frictions. Selon le chef de la police provinciale, Ragip Kilig, 145 incidents impliquant des ressortissants syriens ont été recensés, avec 330 interpellations, un «chiffre normal comparé au nombre de réfugiés dans la province». «Nous entendons toutes ces rumeurs, mais il ne faut pas y prêter attention», a commenté pour sa part le mufti d'Hatay, Mustafa Sinanoglu, lors d'une rencontre entre représentants des communautés d'Antakya. «Personne ne peut briser l'amitié entre nous», a assuré le religieux. Ancien «sandjak» (division administrative de l'empire Ottoman) d'Alexandrette, placé sous mandat français après la Première guerre mondiale, la région syrienne d'Antioche a été rattachée à la Turquie en 1939, au grand dam de Damas qui la revendique toujours comme partie de son territoire. Antioche, rebaptisée Antakya par le pouvoir turc, est une cité de plus de 200.000 âmes où musulmans cohabitent avec catholiques, orthodoxes, maronites, juifs, et même arméniens. Les musulmans y sont pour la plupart alaouites, une branche du chiisme, caractérisée notamment par une pratique religieuse assez souple, d'où est également issue la famille du président syrien Bachar al-Assad. L'arrivée massive de réfugiés syriens, arabes sunnites conservateurs, et en filigrane le soutien turc aux rebelles, met à mal ce délicat équilibre. Majoritaires dans Antakya, mais petite minorité à l'échelle de la Turquie sunnite, les Alaouites se sentent particulièrement visés par ces réfugiés ou combattants de passage. La même anecdote, invérifiable, revient dans toutes les bouches. «Dans les restaurants tenus par des Alaouites, ils s'en vont souvent sans payer la note en se disant les +invités+ du gouvernement turc». Suspects de sympathie avec le régime Assad, des Alaouites sont parfois pris à partie par des Syriens. La présence croissante de femmes entièrement voilées de noir, d'hommes à la longue barbe contribue au malaise dans une ville très libérale où les adolescents vivent à l'occidentale et les femmes en mini-jupes déambulent dans le centre piétonnier. «Nous les voyons passer dans le bazar tous ces salafistes syriens, comme ces étrangers qu'on ne croisait presque jamais par ici: Egyptiens, Libyens, Tchétchènes... ce ne sont pas des touristes!», ironise un commerçant. «Nous avons tenté d'alerter les autorités, mais elles font semblant de ne rien voir», déplore encore Malik Kilig. «Nous avons vécu ici comme des frères. L'arrivée des réfugiés syriens risque de briser cette harmonie», met-il en garde, «lentement mais sûrement, les incidents spontanés vont se multiplier».