Pour ne pas t'obliger à lire cette lettre désagréable jusqu'au bout, je commence par l'essentiel: je n'entrerai pas en coproduction dans ton film. Deuxièmement: je te retourne ta lettre à Jean-Pierre Léaud: je l'ai lue et je la trouve dégueulasse. C'est à cause d'elle que je sens le moment de te dire, longuement, que selon moi tu te conduis comme une merde. Je me contrefous de ce que tu penses de "La nuit américaine". Ce que je trouve lamentable de ta part, c'est d'aller, encore aujourd'hui, voir des films comme celui-là, des films dont tu connais d'avance le contenu qui ne correspond ni à ton idée du cinéma, ni à ton idée de la vie. Tu as changé ta vie, ton cerveau, et quand même, tu continues à perdre des heures au cinéma à t'esquinter les yeux. Pourquoi? Pour trouver de quoi alimenter ton mépris pour nous tous, pour te renforcer dans tes nouvelles certitudes? A mon tour de te traiter de menteur. Au début de "Tout va bien", il y a cette phrase:"Pour faire un film, il faut des vedettes". Mensonge. Tout le monde connait ton insistance pour obtenir Jane Fonda qui se dérobait, alors que tes financiers te disaient de prendre n'importe qui. Ton couple de vedettes, tu l'as réuni à la Clouzot: puisqu'ils ont la chance de travailler avec moi le dixième de leur salaire suffira. Karmitz, Bernard Paul ont besoin de vedettes, pas toi. donc mensonge. La presse: on lui a imposé des vedettes...Autre mensonge à propos de ton nouveau film: tu ne parles pas de la confortable avance sur recettes que tu as sollicitée obtenue, et qui doit suffire même si Ferreri, comme tu l'en accuses drôlement, a dépensé l'argent qui t'était réservé. Alors il se croit tout permis ce macaroni qui vient manger notre pain, ce travailleur immigré, il faut le reconduire à la frontière via Cannes. Tu l'as toujours eu, cet art de te faire passer pour une victime, comme Cayattes comme Boisset, comme Drach, victimes de Pompidou, de la censure, des distributeurs, alors que tu te débrouilles toujours très bien pour faire ce que tu veux et surtout préserver l'image pure et dure que tu veux entretenir fut-ce au détriment des gens sans défense. Alors, je vais te dire: plus tu aimes les masses, plus j'aime Jean-Pierre Léaud, Janine Bazin, Patricia Finaly Helen Scott que tu rencontres dans un aéroport et à qui tu n'adresses pas la parole. Pourquoi? Parce qu'elle est américaine ou parce qu'elle est mon amie? Comportement de merde. Une fille de la B.B.C. t'appelle pour parler de cinéma politique dans une émission sur moi. Je la préviens d'avance que tu refuseras, mieux que ça, tu lui raccroches au nez avant de la laisser finir sa phrase. Comportement élitaire, comportement de merde. Comme lorsque tu acceptes de te rendre à Genève, Londres ou Milan, et que tu n'y vas pas, pour étonner, pour surprendre, comme Sinatra, comme Brando, comportement de merde sur un socle. Pendant une certaine période, après mai 68, on n'entendait plus parler de toi ou alors mystérieusement, il parait qu'il travaille en usine, il a formé un groupe...et puis un samedi, on annonce que tu vas parler à la RTL, avec Jaques Monod. Je reste au bureau pour écouter, pour avoir de tes nouvelles, en quelques sorte. Ta voix tremble, tu paraissais très ému, tu annonces que tu vas tourner un film intitulé "La mort de mon père" consacré à un travailleur noir malade qu'on a laissé mourir au sous-sol d'une fabrique de téléviseurs et, en t'écoutant malgré le tremblement de la voix, je sens que l'histoire n'est pas exacte, en tout cas trafiquée et que tu ne tourneras jamais ce film. Je me dis que si le type avait une famille et que cette famille allait vivre désormais dans l'espoir que ce film soit fait? Il n'y avait pas de rôle pour Montand là-dedans ni pour Jane Fonda ...(François Truffaut- Juin 1973).