L'écrivain espagnol qui vit depuis de longues années à Marrakech compte parmi les auteurs les plus sérieux et surtout les plus engagés. Homme de terrain et des grandes causes, citoyen du monde armé d'une grande discrétion, Goytisolo sert de trait d'union entre l'Orient et l'Occident. Un hommage lui sera rendu bientôt à Marrakech. "Ce qui se comprend en un clin d'œil ne laisse généralement pas de trace.» C'est une phrase reprise de Gide et écrite dans «Etat de siège», un roman sur la Bosnie, la guerre dans les Balkans où Juan Goytisolo s'était déplacé pour faire le point, juger de lui-même, côtoyer l'horreur, rendre compte d'un monde dérivant. Le souci de vouloir comprendre par l'expérience, dans le vécu, pour éviter le clin d'œil éphémère et le parti pris fuyant. Ce sont là quelques-unes des valeurs véhiculées par l'oeuvre d'un écrivain qui réfléchit le monde comme un continuum, un tout non morcelable, un univers sans à priori. Et son œuvre se décline comme une spéléologie des origines, un réel travail de philologie sur l'histoire commune, l'évolution humaine dans un style presque testamentaire. «Lui-même n'était pas la somme de ses livres, il en était la soustraction». Une avancée dans le temps qui épure, élague, émonde, ouvre l'espace. Pour un écrivain de cette qualité, l'homme en vient toujours à douter de sa cohérence et prévoir son proche effacement. Ici l'écrivain se fait plus humain, plus vrai, plus lyrique et plus éblouissant. D'abord l'écriture est souvent apparentable à un chant élégiaque d'un des plus importants écrivains espagnols contemporains. Nous sommes souvent dans un entre-deux entre fiction et autobiographie dont certaines oeuvres se révèlent de grands moments autobiographiques, tournés vers le passé, mais avec une étonnante dimension prospective. «Chasse gardée» et «Les Royaumes déchirés» reviennent sur son enfance dans sa ville natale. Une Barcelone sous la guerre civile, une ville martyre dont certaines descriptions font partie des plus beaux textes sur les ravages de la guerre. Juan met aussi l'accent sur sa formation d'écrivain. Le long parcours d'une passion face à la censure franquiste. De là, l'écrivain nous renvoie à son exil en France pour y trouver la liberté d'écriture et de publication. La transhumance de Goytisolo le mènera très vite vers le Sud. Le Maghreb et surtout le Maroc. Sa vie à Marrakech lui inspire tant d'essais, mais c'est sans doute «Et quand le rideau tombe» qui lui servira de lit pour faire couler toute une richesse culturelle nourrie de plusieurs cultures. C'est là où il retrouve l'une des racines longtemps camouflée de la culture espagnole. Et toute l'œuvre se décline en une profonde recherche sur les échanges entre les cultures, l'apport de l'autre, la connaissance de la différence, la volonté d'échanger, le besoin de toucher d'autres rives. C'est qui conduit l'auteur vers une aventure mystique d'une rare lucidité. Dans ce registre, son écriture prend toute sa valeur dans un monde des probables ou chaque co-lecteur compose ses propres variations. C'est là un jeu infini des thèmes dans lesquels se dérobe le poète fugueur surpris dans les plis des événements du siècle passé. Il devient acteur de sa vie et de celle des autres. Il se cherche des origines, il capte des signes et il les projette sur l'avenir. Le texte suit ici une ligne prospective, comme une prophétie. Mais au-delà de toute cette richesse que recèle l'une des œuvres les plus régulières de la littérature moderne, il y a aussi les positions de l'homme. Dans une période où la xénophobie et l'islamophobie atteignent des sommets qui confinent au délire et où l'Europe semble être touchée par un syndrome de siège permanent, perdant du temps à discuter d'improbables racines catholiques, déployant ses militaires et construisant des murs de défense de son propre «espace de libre échange» de marchandises, hommes et misères, Juan construit des ponts, jette les bases mobiles du dialogue, invite à la découverte, évite le jugement et la précipitation. C'est lui qui pose la question de combien l'Espagne et l'Europe entière doivent-elles aux arabes ? Et pour donner une réponse, il nous invite à relire l'histoire, à profiter de toutes ces fastes périodes d'échanges entre les civilisations en gardant à l'esprit la possibilité d'un monde sans agressions où la religion jouera son rôle de lien et non d'idéologie meurtrière. Biographie Juan Goytisolo est né en 1931 à Barcelone et vit entre Paris et Marrakech. Il est l'auteur d'un grand nombre d'essais, de critiques, de nouvelles et de romans (Jeux de mains, Duel au Paradis, Le Cirque, Fêtes, L'Ile, Jean Sans Terre, Paysages après la bataille, La Longue vie des Marx, Etat de siège) qui lui ont valu une notoriété internationale. Dernière parution en français: Trois Semaines en ce jardin, Paris, Fayard, 2000. Si Le terre di Nijar, Pièces d'identité, La chanca, Trois semaines en ce jardin ou le plus récent Et quand le rideau tombe sont les titres qui l'ont rendu fameux et ont amené Carlos Fuentes - en principe pas très tendre avec ses collègues- à parler de lui comme «du plus grand romancier de langue espagnole vivant», c'est cependant avec La rivendicazione di Don Juliàn (Editori Riuniti) (Don Julian, Ed.Gallimard) que Goytisolo a mis le feu aux poudres, de son écriture soignée et caustique. Don Juliàn est le prototype du traître de l'amour pour la patrie, celui qui ouvre aux arabes les portes de Gibraltar.