Déballages, vérités et contre-vérités d'Ahmed Boukhari Après plus d'un mois de silence crispé, le nouveau récit de Ahmed Boukhari, publié par “Al Ahdate Al Maghribia”, suscite des réactions plus ou moins bruyantes dans les milieux politiques. Au-delà des limites du vrai et du faux, la mémoire des “années de plomb” est à nouveau sollicitée dans un contexte où les enjeux du changement sont devenus plus tendus. C'est sur fond d'un silence atone ou atterré que pendant plus d'un mois la publication des mémoires de l'ex-membre des services secrets, Ahmed Boukhari, sur les colonnes du quotidien “Al Ahdate Al Maghribia”, s'est poursuivie. Alors que, chaque jour, cette chronique sinistre des “années de plomb”, avec la mention détaillée des noms des principaux acteurs et de leurs nombreux exécutants, devenait le premier centre d'intérêt de l'opinion publique, nulle réaction ne s'était, au départ, manifestée. Allant de surprise en surprise, sur le mode crescendo, les épisodes de ce feuilleton ont mis en cause successivement les hauts responsables de l'appareil de répression (depuis Laghzaoui jusqu'à Basri en passant par Oufkir et Dlimi), le noyau de la machine infernale du Cab 1 (Achaâchi, Saka et Mesnaoui dont Boukhari était le sous-fifre), la hiérarchie et la cohorte des commis aux basses œuvres (cités nommément avec des détails sur leur carrière ou leur sort). Ensuite, par cercles concentriques, le feuilleton s'en prend aux nombreux “informateurs” et “collaborateurs” des services secrets au sein des partis politiques et des syndicats et met en exergue le rôle joué par ces services dans la vie politique, réduisant celle-ci à une vaste et constante manipulation dont les deux vecteurs essentiels sont la répression sanglante et la corruption. Ce nouveau récit de Ahmed Boukhari fait suite au premier, intitulé “Le secret”, paru en livre en 2002 et qui donnait sa version de l'enlèvement et de l'assassinat de Mehdi Ben Barka sous la férule du Cab 1. Témoignage du dedans, ce récit avait déjà soulevé des réactions contrastées, partagées entre l'horreur et le doute. Les noms, les structures, les mécanismes liés à ces services secrets, jusque-là connus seulement de quelques initiés, étaient ainsi soudain mis sous les projecteurs en public. Transparence et tabous Jusque-là ces “révélations” participaient à la vague de transparence qui a accompagné l'avènement du nouveau règne et le départ de Driss Basri. Un afflux inédit de récits, sous forme de livres, d'interviews et de témoignages divers, a levé la chape qui couvrait la mémoire des “années noires”. Ceci contribua à modifier l'atmosphère générale, créant ainsi un espace de liberté de parole et levant d'anciens tabous. La libération des mémoires et des témoignages contribuait à baliser l'ère nouvelle, promettant d'en finir avec les turpitudes du passé et offrant un gage pour un avenir plus respectueux des droits de l'homme. Durant cette première phase, le sentiment de libération et de soulagement l'emportait sur l'amertume, la mémoire était un prélude à un horizon plus dégagé et plus prometteur. Deux années plus tard, le climat général qui sert aujourd'hui de fond au nouveau récit de Boukhari, semble davantage marqué par le doute et la suspicion. Paradoxalement, alors que la marge de liberté d'expression est devenue plus grande et les sujets-tabous limités exclusivement à la monarchie, les déballages actuels ne libèrent pas davantage le débat et les perspectives mais s'accompagnent de mutismes, de réactions crispées ou de soupçons de manipulation. La différence vient de ce que, il y a deux à trois ans, flottait dans l'air la recherche d'une sorte de nouveau consensus. Implicitement, l'évocation des “années de plomb” devait faire l'unanimité quant à la volonté de “tourner la page”, dans le cadre d'une transition pacifiante, menant à la reconnaissance et à la réparation des torts subis par les survivants et à une réconciliation instituée. C'est ce consensus qui semble aujourd'hui soumis à de nouvelles tensions. Symptomatique, l'attitude de Mahmoud Archane accusé d'avoir figuré parmi les tortionnaires avérés, est aussi à l'origine de cette évolution. Loin de vouloir participer à la remise en cause “consensuelle” du passé, Archane, promu chef de parti (“Mouvement démocratique social” créé en 1996), s'est mis à revendiquer haut et fort ses anciennes activités, en les assimilant à “la lutte contre la subversion” qui menaçait le régime. Cette attitude, jugée par trop provocatrice et traduisant la résistance des milieux les plus compromis durant l'ère précédente, a donné une nouvelle actualité aux anciens clivages et antagonismes. Les tenants modérés d'un processus d'“équité et de réconciliation” à l'image de l'institution du même nom présidée par Driss Benzekri, aussi bien que les partisans plus radicaux de poursuites judiciaires contre les auteurs des plus graves atteintes aux droits de l'homme, considèrent que la revendication, à la manière “archanienne”, de ces violations comme ayant été légitimes, hors de tout cadre légal, est tout à fait inconciliable avec l'esprit de la “réconciliation”. Parallèlement, la mise en cause de blocages au processus des réformes et la persistance de pesanteurs héritées du passé pèsent sur l'ensemble du contexte politique. C'est ainsi que, malgré les poursuites enclenchées contre d'anciens fidèles de Driss Basri (Slimani et Laâfoura) et la volonté affichée d'assainir la gestion des organismes publics, prévaut toujours le constat que des opacités et des pratiques anciennes continuent d'avoir cours et entravent la voie des réformes profondes. C'est dans ce contexte que les nouveaux “déballages” de Ahmed Boukhari sont perçus et interprétés. Tout en assumant leur responsabilité d'éditeurs, les responsables du journal “Al Ahdate Al Maghribia” ont, pour ce qui les concerne, prévenu qu'ils ne prenaient pas à leur compte les affirmations de Boukhari et invité toutes les personnes incriminées ou au courant des faits évoqués à s'exprimer et à apporter leur propre version. L'enjeu de la vérité n'est pas simple, il touche encore trop d'intérêts en place et met en cause nombre de mythes installés et nombre de responsabilités inavouées. Le caractère délibérément provocateur de ce nouveau récit de Boukhari est présenté comme un contre-pied aux réactions provocatrices de Archane et aux insinuations prêtées à Driss Basri, lequel serait en train de rédiger ses propres mémoires. Il répond surtout à une demande diffuse désireuse d'en savoir davantage sur les arcanes et les secrets de ce monde souterrain qui a tant pesé sur la vie du pays depuis l'indépendance. Cependant, le caractère inévitablement polémique et les motivations, non encore totalement perceptibles, de l'ex-agent repenti suscitent bien des interrogations. Dans ce mélange de vérités et de travestissements partiaux, il faudra un jour que des travaux, plus sereins et plus objectifs, démêlent le vrai et le faux, les faits et leurs interprétations. La chose est encore trop brûlante pour qu'un tel exercice soit possible. L'une des victimes pathétiques (et non politiques) de l'arbitraire des services, Mohamed Alaoui, a apporté son propre témoignage qui complète et rectifie sur plusieurs points celui de Boukhari à son sujet. L'ampleur des révélations ainsi que les omissions concernant certains hauts responsables non évoqués ont fait que beaucoup se demandent s'il ne s'agit pas encore d'une manipulation ou de règlements de comptes dans les services. Attitudes provocatrices Cependant, et quoi qu'il en soit, rien ne devrait plus être érigé en tabou. Le pays peut aborder sa mémoire, souvent encore douloureuse, sans réticences afin de construire une perspective où la culture démocratique peut progressivement s'enraciner. Ceci au moment où 20.000 demandes d'indemnisation pour disparitions et détentions forcées entre 1956 et 1999 ont été déposées auprès de l'instance Equité et Réconciliation. Encore faut-il que chacun veuille s'y prêter. L'attitude consistant soit à revendiquer les anciennes dérives, soit à nier tous les faits pouvant entacher l'image des acteurs politiques de l'époque (tel Maâti Bouabid) ne seraient que vaines résistances (sinon mauvais présage). L'organisation d'un “sit-in” de protestation par le parti de l'UC devant le local d'“Al Ahdate Al Maghribia” (qui n'est après tout qu'un journal) est assez saugrenue. Par contre, tout ce qui pourrait aider à donner une vision moins caricaturale et plus nuancée de tel ou tel personnage serait plus judicieux mais reste encore peu probable. En effet, la culture politique ambiante préfère toujours les formules simplistes - tout noir ou tout blanc - et l'attrait de la rumeur, même gratuite ou diffamatoire, reste hélas encore trop manifeste. Les réactions des partis politiques gagneraient à être moins épidermiques. Tout en rejetant la grossièreté des allégations de Boukhari selon lesquelles la plupart des dirigeants de ces partis, même ceux victimes des répressions, auraient collaboré avec les services secrets (contre qui ?), il ne sert à rien de nier en bloc la réalité des infiltrations par les services et des manipulations qui ont pu avoir lieu. Que Boukhari contribue à forger une version policière de l'histoire, il ne faut pas en conclure que son récit ne peut que nuire à l'image des partis. Il est possible de démêler dans le récit du personnage ce qui relève de sa “formation” et de son milieu et ce qui, malgré tout, a trait à des faits réels. Tout n'est pas à retenir, mais tout ne saurait être rejeté a priori. Le risque existe cependant d'une saturation des lecteurs et de l'opinion qui, partagés entre le dégoût et le scepticisme, ne pourront pas relativiser ce flot chaotique de “révélations”. Il reste que la volonté d'assumer la vérité chacun en ce qui le concerne, partis et individus, est seule en mesure de ramener les récits de Boukhari à de plus justes proportions.