La conquête des marchés africains francophones semble facilitée par la proximité linguistique. Il se peut même que le choix de ces pays ait été établi en fonction de ce paramètre. Cela prouve que la langue est loin d'être un simple idiome. Au Maroc, le débat sur les langues est toujours teinté d'une tonalité politique. La légitimité de la langue française dans une aire qui se définit comme non francophone est remise en cause, soit pour des raisons culturelles et identitaires, soit pour des considérations économiques. C'est d'ailleurs amusant de constater que le même argument économique est utilisé aussi bien pour légitimer cette présence que pour la décrier. Alors que certains chantent cette langue comme la garantie d'une ouverture sur le monde, d'autres considèrent justement que l'accès à la modernité ne peut s'opérer efficacement que si on maîtrise l'anglais. Ils avancent notamment que la présence du français est liée à une contingence historique et n'émane pas d'un choix raisonné. Comment ne pas leur donner raison, quand la France elle-même pense que sa place dans le monde, en tant que puissance économique, dépend de sa maîtrise de l'anglais. Il est révolu, le temps où le ministère de l'Enseignement supérieur et de la recherche vociférait quand des chercheurs français publiaient leurs résultats en anglais. Aujourd'hui, la langue de Shakespeare fait partie du socle de base que doit acquérir tout élève français. Le français, un lourd legs Le Maroc a «choisi» le français comme première langue étrangère pour une raison historique. C'est une période aujourd'hui suffisamment lointaine pour qu'on puisse l'aborder avec plus de sérénité. La question linguistique a été malheureusement abordée par ce biais. Il est toujours facile de mobiliser les gens sur la question de la récupération d'une identité spoliée. On a détruit les symboles du communisme en Europe de l'Est quand celui-ci avait réellement et de façon irrémédiable disparu. Quel intérêt avait-on à agir ainsi? Si à chaque révolution on procédait à ces destructions, beaucoup de monuments que nous admirons aujourd'hui ne figureraient que sur des photos. Quand l'Albanie s'est débarrassée de la domination italienne, il s'est posé une question sur le retour aux sources concernant l'écriture de la langue nationale. Avant la colonisation italienne, l'albanais s'écrivait en caractères arabes. Les nouveaux dirigeants communistes ont opté pour l'alphabet latin, qui rappelait pourtant les Italiens colonisateurs. Ils ne l'ont pas fait pour engager leur pays dans la modernité comme l'avait fait Ataturk. Ils n'avaient pas pour le modèle occidental une fascination inconditionnelle et la modernité pour eux pouvait aussi bien s'écrire en russe. S'ils ont choisi les caractères latins c'est tout simplement pour une raison pratique: toutes les imprimeries du pays étaient dans ces caractères. Bel exemple de réalisme. Un Maroc riche de ses langues C'est pour dire que la question pour nous n'est pas de savoir si la langue française est légitime ou non. Elle fait désormais partie de ce que Kateb Yacine appelait «un butin de guerre». La vraie question est de savoir si nous devons nous contenter de ce butin. La richesse s'acquiert par le cumul et non par le dépouillement. C'est pourquoi le développement de l'usage de l'arabe ne doit pas se concevoir dans la dépossession langagière, dans le dépouillement de notre champ linguistique. C'est une drôle de manière de concevoir la force des langues. On ne parlera bien et correctement l'arabe que si on donne à cette langue toutes les chances d'être apprise agréablement et efficacement par des méthodes approuvées, si on lui assure une diffusion adéquate et si elle véhicule un contenu qui réponde aux besoins des différentes populations. Je suis parfois étonné de constater que des cadres BCBG qui quelques années plus tôt n'auraient jamais tenu un journal arabe entre leurs mains soient si nombreux à le faire dans les trains reliant Casablanca à Rabat. Ils y trouvent certainement une information qui parle à leur intelligence. Et l'entreprise ? Nous sommes restés trop longtemps dans une lutte faussement «identitaire» entre le français et l'arabe langue officielle et on a oublié que le monde s'était mis à l'anglais. Le Rwanda a fait un virage à 180°en décidant de mettre à l'anglais son système éducatif, jusque là francophone. Cette décision ressemble à ces opérations de démontage des plaques de rue qu'entraînent les vents révolutionnaires. Une bonne décision peut perdre ainsi de son crédit quand elle n'a pas d'autres motivations que d'apaiser une envie de revanche. La mondialisation des échanges commerciaux et l'internationalisation de l'économie font de l'apprentissage de l'anglais un impératif. Dès le milieu des années 80, on a commencé à parler en Suède de «company language», une sorte de langue de travail qui s'impose comme un outil de réussite professionnelle. Au Maroc, l'importance de cette langue est proportionnelle à l'ouverture de notre économie. On ne comptait il y a encore quelques années qu'une seule université qui dispensait des enseignements en anglais. Elles sont aujourd'hui plusieurs à le faire, mais elles sont toutes privées. L'école privée a introduit l'enseignement de cette langue dès le primaire. Mais nous ne disposons malheureusement pas de chiffres sur le taux de pénétration de l'anglais dans nos entreprises. Mis à part les sociétés qui travaillent à l'international, et qui ont des relations extra-hexagonales, la plupart ne semblent pas encore être dans cette logique. C'est certainement un des éléments auxquels le ministère du Commerce extérieur devrait être attentif. C'est peut-être une bonne chose d'aller à la conquête des marchés africains, mais il y a aussi une Afrique prometteuse qui ne parle qu'anglais. Délit de faciès Je reviens d'un colloque international qui s'est tenu à Angers en France sur «la femme en francophonie». Sur les 200 chercheurs invités, beaucoup d'Africains manquaient à l'appel. Les organisateurs ont évoqué des difficultés liées aux visas. Très contrariés, ils n'ont pas manqué de vilipender un système qui érige des barrières entre les chercheurs. Les autorités consulaires, elles, s'en moquent. Un étranger qui demande à aller en France doit avoir une bonne raison de vouloir s'y rendre. Ni les bons discours ni la recherche scientifique ne représentent pour eux une bonne garantie. Il faut avant tout disposer d'un compte suffisamment garni. On vous demande, avec une indiscrétion déplacée, de présenter vos relevés bancaires. Vous vous mettez un peu à nu devant une personne qui se presse d'entourer le montant indiquant votre solde en faisant une moue. L'envie vous prend de lui expliquer que vous valez bien plus que ce qui est indiqué sur la feuille, car malheureusement vous venez de faire un gros retrait quelques jours auparavant. On vous demande aussi un billet d'avion aller/retour, des réservations à l'hôtel, une assurance pour vous couvrir, etc. Personne ne se soucie autant de votre bien-être. Nonobstant l'invitation en bonne et due forme que ces chercheurs africains ont exhibée devant le fonctionnaire du consulat, celui-ci n'a vu en eux que de potentiels immigrés clandestins. Lors du déjeuner, il se chuchotait que ces Africains avaient peut-être obtenu leur visa, mais qu'ils en avaient probablement profité pour aller faire des emplettes au lieu de venir débattre de l'avenir de la francophonie. Une explication qui émane cette fois-ci du monde scientifique et qui montre que les préjugés ne sont pas le monopole des politiques. Et dire que ces messieurs dames voulaient parler de la francophonie !