C'est l'une des figures emblématiques de la littérature maghrébine. Il parle avec son cœur et n'oublie pas d'où il vient, ni qui il est. Après avoir remporté le Prix Flore en 2010 avec son roman «Le jour du roi», celui qui ne cesse de faire polémique en parlant de sexualité, de son homosexualité, présente son premier film, «L'armée du salut», au Festival national du film de Tanger. Rencontre avec un écrivain qu'il faut toujours prendre au mot... C'est aujourd'hui que l'écrivain et cinéaste Abdellah Taia doit défendre son film. Un film sur une vérité qui fâche, sur un tabou de la société marocaine : l'homosexualité. Celui qui a été l'un des premiers à affirmer publiquement son orientation sexuelle continue ce qu'il appelle son «combat», à juste titre, pour tenter de changer les mentalités. Il commence par le Maroc, avec un festival nationale du film, puisqu'il était primordial pour lui de mettre en image ce qui existe vraiment et qui est caché, voire occulté. «C'est moi qui ai pris l'initiative de contacter le centre national du film du Maroc en novembre, parce que je savais que le Festival national du film de Tanger commençait en février. Ils m'ont demandé d'envoyer une copie du film. Cela s'est passé de la manière la plus naturelle possible, j'ai envoyé mon lien internet, et ils m'ont appelé pour me dire qu'il a été accepté en compétition officielle du festival. Je ne vais pas dire que c'est un bonheur, ce serait un doux euphémisme. C'est pour moi une vérité qui devait sortir, c'est un film qui vient du Maroc, qui traduit la réalité du Maroc et il était pour moi nécessaire que ce film soit projeté au Maroc, et vu par des Marocains», confie Abdellah Taia qui dresse le portrait d'Abdellah, un jeune de 15 ans, né au sein d'une famille nombreuse, qui découvre sa sexualité dans une société qui la réprouve. «C'est un film où l'homosexualité est centrale, il n'y a aucune ambigüité. Cependant, c'est un film qui n'exclut pas l'homosexualité, il la met au cœur de la société, de la famille. Elle existe et elle est visible par tout le monde. Je parle d'une identité et non d'une pratique sexuelle...», continue l'artiste. «Toute action me ramène à la réalité, surtout lorsque je souhaite affirmer une vérité à l'encontre de l'avis général. Pour la plupart des gens, tout va bien dans le meilleur des mondes et «koulchi hani». L'homosexualité est considérée comme un crime et un délit, et l'on me ramène à cette négation de l'identité, une négation qui prouve que cette réalité existe finalement. J'y suis allé au combat et à l'écriture...». L'écriture est pour lui un exutoire dont il a besoin pour faire ressurgir des non-dits, des préjugés, des «hachouma». Abdellah Taia est né en 1973 dans une famille nombreuse et pauvre, perdu dans les traditions et le manque de communication, à l'image de la société marocaine. Il étudie à l'école publique et la littérature arabe est la seule option. Son rêve caché: faire du cinéma et intégrer la prestigieuse Ecole nationale supérieure des métiers de l'image et du son de Paris. Cependant, il ne s'agit que d'un rêve au vu des moyens restreints de la famille. «Naïvement, j'ai écrit à cette école et ils m'ont répondu en me disant que, pour passer le concours, il fallait avoir le DEUG. Je me suis dit qu'il fallait que je commence par maîtriser la langue française. C'est pour cela que j'ai choisi la littérature française à l'Université Mohamed 5 de Rabat, vu les moyens très limités. C'est là que l'écriture est arrivée. Je sentais que j'avais besoin de dominer cette langue». Dominer, c'est ce qu'il a fait, son perfectionnisme lui a valu la reconnaissance de ses pairs. Le travail a payé, la passion a gagné et Abdellah Taia se retrouve major de sa promotion 5 années de suite, ce qui lui vaut une bourse pour Genève; une consécration pour ce jeune homme parti de rien. «J'avais une telle rage par rapport à la langue française, qui est perçue comme chic et bourgeoise au Maroc. C'est la vision que j'avais, pauvre, puisque j'avais accepté cette étiquette que l'on avait apposée sur moi. J'étais pauvre et j'agissais en tant que tel. Cette analyse, je la fais maintenant puisqu'il était impossible pour moi d'en être conscient à 17 ans. Cependant, j'avais cette intuition que j'allais réussir à m'approprier «leur français», à en faire quelque chose qui me ressemble. J'ai commencé à tenir un journal intime, pas de façon intellectuelle mais de façon naïve, où je mettais en bloc tout ce que je ressentais, ce que je voulais exprimer. Je faisais comme si j'étais, mais je n'étais pas. Je pense que c'est cette action de se donner une légitimité par rapport au monde, à la famille, au pouvoir, à la langue, à la domination, à l'homosexualité que je niais socialement en reconnaissant profondément que je l'étais qui m'a poussé à mettre sur papier mes rêves, et c'est de là que sont sortis mes ouvrages. Je ne peux pas dire que c'est une volonté d'écrire, une passion. C'était plus un besoin. Quelque chose s'est emparé de moi et a fait son chemin. Ce qui s'était déclaré comme un but «officiel», c'était le cinéma». Et le cinéma s'est manifesté de façon tout à fait naturelle, comme si l'écriture en était le prélude. Déjà, Abdellah Taia avoue que la littérature française l'a sauvé et lui a permis de réaliser un rêve, celui de partir, de voir d'autres horizons, de construire une image qu'il pourra finalement assumer. Partir loin, quitter son chez-soi pour être enfin soi- même ... «Comment assumer son homosexualité au Maroc? Connaissez-vous quelqu'un qui l'assume ouvertement ici ? La question est orientée vers ma personne bien sûr, mais pour être complètement juste, il faudrait poser la question aux Marocains, au pouvoir, à la société marocaine. L'individu ne peut pas être le seul à se voir poser la question. Ce qui a fait que je me sois réconcilié plus ou moins avec moi-même, c'est la littérature française et ce rapport que j'entretenais avec elle. Il y a cette réalité de l'effort qui m'a toujours poursuivi, cela incorporé à beaucoup de chance bien sûr». Une chance que l'artiste met au profit de son parcours et de sa vie. Il se sent réconcilié avec sa ville, ses rues, des lieux «clichés» qui lui ont toujours été présentés comme tels mais dont il perçoit la beauté aujourd'hui, une beauté en adéquation avec son identité. «Personne ne me disait tout cela avec une valeur esthétique et humaine réelles. Je n'entendais que des clichés. L'homosexualité comme identité, contrairement à ce que pense la société marocaine, ne peut pas être en dehors de toute cette réalité. Je devais faire un travail sur moi-même pour me réconcilier avec mon monde, mes réalités afin d'assumer pleinement qui j'étais». Et pour dire qui il est, quelle manière plus subtile que de faire passer le message par les mots ou encore par l'image? Poussé par un producteur, il décide après un long temps de réflexion d'adapter son roman «L'armée du salut» en film. «J'ai d'abord refusé, je ne voulais pas revenir sur une histoire que j'avais déjà écrite. Ensuite je me suis rendu compte que j'avais le pouvoir de réécrire, de bâtir une autre histoire en partant de ce film, pour ne pas l'adapter fidèlement. Je me suis souvenu du rapport au temps et de l'image de ce dernier que j'avais juste avant de quitter le Maroc. Ce rapport-là est revenu avec des idées de comment placer les caméras, comment diriger les acteurs ... une fois que j'ai eu ce déclic-là, j'ai commencé à travailler sur le film», raconte l'apprenti réalisateur qui a trouvé beaucoup de difficultés à financer son projet. Les investisseurs ne se sont pas disputés le script jugé trop «trash», trop «osé», même pédophile. «C'est archi-faux. C'est une conception identitaire et sexuelle évidemment, il ne faut pas avoir peur des mots. Une conception identitaire dans un Maroc où les Marocains s'étouffent les uns les autres, et s'empêchent de vivre les uns les autres». En attendant, Abdellah Taia s'apprête à «balancer» cette réalité au visage des Marocains, à Tanger, ce vendredi soir. Un challenge qui ne fait pas peur au réalisateur, persuadé que le Marocain change parce qu'ouvert et tolérant de nature. «Les mentalités changent. Le Maroc des années 1970-1980 n'est pas le même que le Maroc d'aujourd'hui, il a beaucoup évolué. Ce qui ne change pas en revanche, c'est la voix officielle, celle des traditions et des valeurs qu'on voudrait nous imposer. Mais le Marocain change, il évolue! Ce qui manque, ce sont des gens qui veulent suivre les changements et faire évoluer les lois. Il y a 12 ans, on parlait d'homosexualité dans les journaux arabophones comme pratique non naturelle en portant un jugement de prime abord, juste en la citant. Aujourd'hui, il y a un mot qui a été inventé pour la désigner, sans la juger, juste pour la qualifier et la définir sans la condamner». Condamner, c'est ce qui risque de se passer ce soir, dans les salles de cinéma de Tanger, après la séance du film d'Abdellah Taia. Cependant, le réalisateur reste optimiste puisqu'il s'agit d'un film totalement assumé, comme cela a d'ailleurs toujours été le cas pour ses travaux antérieurs. «Je sais que beaucoup seront choqués et ne vont pas aimer le film, mais je refuse de partir de l'idée que les Marocains ne sauront pas saisir l'image et la réalité de mon film. J'y vais pour le défendre et l'expliquer. Je présente une œuvre avec mon point de vue et ma vision des choses, sur une certaine réalité marocaine. C'est un cinéma personnel. Je souhaite que les Marocains soient sensibles à la représentation de la réalité marocaine dans ce film». Réponse ce soir à 21h à la Cinémathèque du cinéma Rif de Tanger et au cinéma Paris, dans le cadre du Festival national du film de Tanger.