Très attendu par la cryptosphère, le projet de loi sur les actifs numériques confère un statut juridique aux crypto-actifs en les classant par catégories (jetons utilitaires, stablecoins…). S'il autorise – sous conditions – leur acquisition, il en restreint l'usage et impose un passage par des plateformes agréées. Décryptage. Déposé le 31 octobre, quelques heures avant la décision onusienne historique relative au Sahara marocain, le projet de loi encadrant les crypto-actifs a pris de court la communauté des utilisateurs. Un curieux télescopage de dates, qui n'aura échappé à personne. Sur le fond, le document soumis à la consultation publique pose des garde-fous et renvoie l'essentiel aux textes d'application. «Pour le législateur, les cryptos sont avant tout une classe d'actifs», tranche d'emblée Badr Bellaj, expert en blockchain. Au delà de la déclaration d'intention, le projet de loi reconnait à certains égards les cryptos – tout en leur refusant le statut de «monnaie» – et conditionne leur usage. Qu'apporte alors réellement ce nouveau dispositif législatif ? Concrètement, un particulier peut à présent se porter acquéreur du bitcoin, mais uniquement via des plateformes agréées soumises au KYC (dotées de systèmes d'identification des clients) et aux règles de lutte contre le blanchiment. Les opérations de gré à gré (OTC) effectuées en dehors des plateformes agréées seraient, par conséquent, proscrites. Plusieurs zones d'ombre subsistent toutefois, notamment sur la conservation des actifs. Le régime de conservation (custudy) confiée à un prestataire agréé et celui de self-custody (conservation des clés par l'utilisateur lui-même) restent à préciser par voie réglementaire. Derrière ce pragmatisme réglementaire, se cache la volonté d'instaurer un cadre cohérent à un univers longtemps livré à lui-même. Faillites retentissantes En pratique, le projet de loi fixe un cadre aux plateformes de négociation agréées, en charge de l'émission des jetons utilitaires et définit un régime spécifique pour les «jetons adossés à des actifs» dont la valeur varie très peu, car elle s'appuie sur une monnaie non virtuelle placée dans une banque ; autrement dit, les «stablecoins». L'ensemble vise avant tout à mieux protéger l'épargnant, à la lumière des faillites retentissantes qui ont ébranlé l'écosystème, dont l'une des plus emblématiques reste TerraUSD-Luna. Pour rappel, l'effondrement en mai 2022 de ce jeton stable, présenté comme garanti par des actifs fiduciaires, a effacé des dizaines de milliards de dollars de capitalisation. Ce cas d'école démontre ainsi qu'un «stablecoin» sans réserve vérifiable ni droit de rachat n'offre qu'une stabilité de façade. Dans ce sens, le projet de loi apporte une première réponse en encadrant de très près les jetons adossés à des actifs stables. Toute émission devra obtenir au préalable l'aval de Bank Al-Maghrib. L'émetteur devra publier un livre blanc détaillant le fonctionnement du jeton et la manière dont sa valeur est maintenue. Les détenteurs auront, en droit, la possibilité de demander à tout moment le rachat à la valeur nominale. La cryptosphère se souvient également d'un cas emblématique au Canada : celui de la plateforme d'échange QuadrigaCX qui s'est évaporée après la disparition de son fondateur, avec des «cold wallets» (clés conservées hors ligne) introuvables et quelque 210 millions de dollars volatilisés. L'affaire avait mis à nu l'absence de procédure d'audits, résultat d'un vide juridique. Le législateur marocain entend colmater cette brèche. Les prestataires devront être agréés et disposer de fonds propres suffisants, d'un contrôle interne opérationnel et des comptes certifiés par un commissaire aux comptes. La gestion d'actifs des clients devient ainsi une activité régulée, avec une nette distinction entre les différentes branches d'activités. À ce propos, l'avant-projet de loi accorde à l'Autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC) le droit de désigner un administrateur provisoire, d'organiser une liquidation si nécessaire et de prononcer des sanctions en cas de manquements. Cadre prudentiel En confortant le périmètre du régulateur, l'idée est de protéger l'épargne. Une précaution dictée par les dérives du passé, dont la faillite spectaculaire d'une plateforme parmi les plus en vue du secteur, FTX, qui s'est effondrée en novembre 2022. En effet, celle-ci avait détourné les dépôts de ses clients au profit d'Alameda Research, sa société sœur, creusant un déficit de plusieurs milliards de dollars. Au-delà du brouhaha médiatique suscité par le scandale à l'époque, l'affaire a exposé le danger qui plane sur l'épargne des clients quand les dépôts ne sont pas séparés des fonds de la plateforme d'échange de crypto-actifs. «Le scandale de FTX soulève des interrogations sur l'acteur qui offrira l'infrastructure de base nécessaire à l'interopérabilité entre plusieurs stablecoins, le cas échéant. C'est un vrai sujet pour notre pays», nous confie Abdeslam Alaoui Smaili, directeur général de HPS, rencontré en marge de l'African Financial Summit (AFIS) tenue les 3 et 4 novembre à Casablanca. Ainsi, le cadre prudentiel prévu par le projet de loi vise à mieux structurer les échanges qui transitent par les plateformes, qui devraient être agréées et soumises aux règles de l'AMMC. La garde des actifs «pour le compte des clients» devient alors une activité régulée, assortie d'obligations prudentielles. S'y ajoute une batterie de mesures destinées à réprimer tout abus du marché. À en croire la récente mouture, les opérations d'initiés et les manipulations de cours seront, a priori, sanctionnées. Excès de prudence ? Certes, le législateur affiche pour ambition de protéger l'épargnant, garantir l'intégrité des marchés tout en soutenant l'innovation. Mais à la lecture du dispositif législatif, la balance penche clairement vers la prudence. «Le texte est une version plus serrée du MiCA, adaptée au contexte local», observe Badr Bellaj qui reconnait que le cadre sécurise les usagers tout en tenant l'innovation à distance raisonnable. Ceci vaut tout particulièrement pour l'activité d'émission et de détention des stablecoins, manifestement réservée aux entités au bilan étoffé. Pour cet expert, si l'esprit de la loi se veut préventif, puisqu'il vise à assurer la pérennité du système financier classique, il érige de fait, une barrière à l'entrée qui privilégie les banques et les établissements de paiement, au détriment des acteurs technologiques émergents. «Seuls les mastodontes ont les moyens de cocher toutes les cases», souligne t-il. Or, paradoxalement, ce sont eux qui innovent le moins... Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ECO