Les pays en développement ont, pour la plupart, tardivement pris la mesure des retombées de la mondialisation sur leur économie, leur organisation sociale et leur culture. Ils n'en ont que plus de difficultés à gérer ces contraintes et à bénéficier de ces opportunités, surtout lorsqu'ils se trouvent engagés dans la situation historique inédite de devoir affronter en même temps trois transitions : démographique, économique et sociétale. C'est dans ce contexte qu'en général, ils doivent passer d'une économie longtemps administrée à une économie libéralisée et ouverte sur des marchés globalisés, d'une société où dominent largement des modes de production, des rapports sociaux et des valeurs culturelles de type traditionnel à un modèle d'organisation économique et social répondant aux exigences d'une compétitivité globale. C'est dire l'ampleur des réformes qu'ils doivent engager et la charge conflictuelle que recèle leur impact, en termes d'intérêt, de statut social et de pouvoir, sur leurs structures et catégories socio-économiques en mutation. Dans des sociétés, aussi composites et en devenir, l'appropriation des réformes et l'adhésion populaire constituent le préalable d'un développement participatif. Pour être effectives et durables, elles doivent être soutenues par une amélioration générale des conditions de vie de la population et motivées par une finalité sociétale démocratiquement assumée. En période de libéralisation et d'ouverture économiques, dans un monde globalisé, la réalisation d'une croissance forte associée à une réduction des disparités sociales et territoriales devient, dès lors, un impératif catégorique. Il s'agit en fait d'une équation complexe dont les variables changent de nature comme de dialectique opératoire, au rythme des réformes économiques, sociales et institutionnelles, dont les enjeux sont, en dernier ressort, ceux d'un projet de société. L'arbitrage entre épargne et consommation, une problématique récurrente Les variables qui interagissent, dans le processus de développement des pays en transition sont connues. Les sources de la croissance économique se déplacent progressivement des secteurs traditionnels, plutôt utilisateurs d'une main d'œuvre de faible productivité, vers des activités à haute teneur en technologie et en compétence managériale. Sources de fortes valeurs ajoutées et d'opportunités d'exportation, elles deviennent progressivement les pôles les plus attractifs des investissements publics et privés, nationaux et extérieurs. Leur dynamique est, certes, porteuse d'accumulation de capital physique et de compétitivité économique, mais reste d'une faible capacité de valorisation des ressources humaines disponibles, alors que sa soutenabilité est dépendante d'une accumulation similaire du capital humain. Celle-ci est, cependant, plus complexe en raison de la difficulté, bien connue, des structures socio-économiques et, en particulier, des systèmes d'enseignement à s'adapter aux exigences d'une économie compétitive. Elle est d'autant moins facile à promouvoir qu'avec l'ouverture économique, la destruction de pans entiers d'activités traditionnelles jette sur le marché une force de travail difficilement recyclable. En outre, à mesure que se libéralise le cadre juridique et institutionnel de l'activité économique, les rapports sociaux et les référentiels culturels de la société traditionnelle perdent de leur efficience régulatrice, accentuant l'érosion des solidarités familiales, l'exode rural et la pression des besoins urbains de consommation. De larges franges de la population active, notamment parmi les jeunes et les femmes sont, ainsi, reléguées dans les emplois à faible productivité, les petits métiers du secteur informel ou condamnées à l'inactivité. Le modèle de croissance qui se met, peu à peu, en place tend à concentrer les revenus, creuser les inégalités sociales et multiplier les poches de pauvreté qui infestent les paysages, les territoires, les groupes sociaux et le ressenti des populations qu'elles affectent. Le processus qui se déploie et la gestion de ses contraintes s'inscrivent, dès lors, dans une temporalité de long terme alors que ses effets sociaux relèvent d'une thérapeutique de l'urgence. Sous contrainte des équilibres macro-économiques, l'arbitrage entre épargne et consommation devient, ainsi, la problématique récurrente et la nécessaire hiérarchisation des besoins exprimés, la source permanente de conflits sociaux. L'équité et la stabilité sociales portent à faire prévaloir la lutte contre la pauvreté et la vulnérabilité. En revanche, les intérêts catégoriels de classes moyennes urbaines, forts de leur poids économique et du pouvoir de négociation de leurs représentations professionnelles, appellent à la satisfaction de pressantes revendications salariales. Les arbitrages requis renvoient, en définitive, au débat classique sur la nature des rapports entre croissance et réduction des inégalités. La redistribution des revenus est un gage Les résultats des travaux réalisés au Maroc par le Haut Commissariat au Plan présentent l'intérêt de relativiser la thèse qui fait de la première la source nécessaire et suffisante de la seconde. Ils ont, à cet égard, clairement établi que la croissance n'a d'impact notable sur la réduction de la pauvreté et de la vulnérabilité que soutenue par une politique d'investissement et de transferts sociaux au profit des catégories sociales et des territoires défavorisés. Elle n'en réduit pas, pour autant, les inégalités qui se maintiennent quand elles ne se creusent pas davantage. En revanche, les populations qu'elle contribue à sortir de la vulnérabilité, élargissent les strates inférieures d'une classe moyenne dont on connaît le rôle potentiel dans la promotion du progrès économique et sociétal. D'une façon générale, en période de transition économique, la distribution des revenus générés par la croissance reste, pendant longtemps, biaisée au détriment des populations les plus vulnérables, d'autant que les solidarités traditionnelles ont plutôt vocation, comme on le sait, à se relâcher. Le choix d'une politique de redistribution des revenus qui aurait la vertu de stimuler la croissance économique et favoriser la cohésion sociale revêt, ainsi, la dimension d'une gageure. La nature de ce choix identifie le logiciel conceptuel et la finalité sociétale des modèles de développement en fonction du niveau de priorité qu'ils accordent respectivement au capital physique et humain. Le modèle qui s'inscrit dans la perspective d'un projet de société solidaire a tendance à faire de l'investissement dans les infrastructures sociales, le développement humain et les réformes sociétales, un facteur aussi déterminant de progrès social que de création de richesse. C'est la voie qu'il privilégie pour une croissance soutenue et génératrice de mobilité sociale ascendante au profit des populations urbaines et rurales. Dans ce cadre, la redistribution des revenus, où le rôle de l'Etat est prépondérant, procède de la volonté de résorber les déficits en capital humain pour réduire les sources de «l'inégalité des chances», de préférence à «l'inégalité des places», comme dirait Eric Maurin. En revanche, le modèle qui donne la priorité, plutôt, à l'efficience économique et à l'accumulation du capital physique crédite, en général, l'allocation des ressources par le marché de la meilleure capacité, aussi bien de créer les richesses que de redistribuer les revenus. Aussi l'amélioration du revenu national est-elle considérée, dans ce cadre, comme le facteur déterminant de la réduction des disparités sociales, par la réduction progressive de «l'inégalité des places», en d'autres termes, des niveaux des salaires et des avantages sociaux qui rémunèrent le travail. En fait, les exigences de la mondialisation imposent des choix politiques dont la démarche opérationnelle ressort de l'un et de l'autre de ces modèles qui demeurent, comme tels, des constructions abstraites et réductrices des réalités. Ces choix dépendent, dans chaque pays, du niveau des ressources naturelles et humaines disponibles, des équilibres macro économiques et sociaux, des rapports de force des intérêts catégoriels en présence et de l'effectivité démocratique de la gouvernance. Ils procèdent, ainsi, de la dynamique d'une équation complexe qui s'inscrit dans la durée et se déploie selon un itinéraire non linéaire et socialement conflictuel. Le niveau de sa soutenabilité et du progrès social dont elle est porteuse dépend du rythme et de la cohérence des réformes économiques, sociétales et institutionnelles qu'exige une compétitivité globale. L'appropriation collective de ces réformes gagne d'autant plus d'efficacité et de perduration qu'ils sont démocratiquement assumés, dans le cadre d'une vision partagée du projet de société et d'une planification stratégique bénéficiant, l'une et l'autre, du pilotage actif d'un leadership national fort. Ahmed Lahlimi Alami Haut Commissaire au Plan.