Malgré les bombes qui ont fait 24 morts et les tirs de mortier qui ont retenti peu après l'ouverture des bureaux de vote à Bagdad et dans les villes à majorité Sunnite, les Irakiens élisent les 325 députés de leur nouveau parlement – dont 25% de femmes, quota imposé par la Constitution. Ensuite, celui-ci choisira le premier ministre, un processus qui prendra des semaines, voire des mois vu le nombre de partis et la fragilité des alliances. En dépit des 352 tués de février (+40% sur un an) et la cinquantaine de victimes de la semaine écoulée, le niveau général de la sécurité est resté maîtrisable – au prix d'une sécurité omniprésente qui mobilise l'essentiel des ressources de l'Etat. Mais le risqué de violence restera élevé au moment du dépouillement. En 2005, ce fut un vote identitaire. Cette année, c'est un vote utilitaire. De la sécurité en Irak dépend le rapatriement des troupes américaines. Leur nombre passera de 96 000 à 50 000 en août, avant un retrait total en 2011. Aujourd'hui déjà, elles ne sortent presque plus de leurs bases. L'armée irakienne contrôle les «check points» – un gros changement par rapport à 2005. L'anti-américanisme unit les partis, qui veulent tous un retrait dans les délais. Une forte participation sunnite (23% de la population) rééquilibrerait la donne politique et renforcerait la crédibilité du nouveau gouvernement. Jouets, cartes téléphoniques, couvertures, repas…: les partis ont rivalisé de cadeaux, l'exemple venant d'en haut avec les pistolets distribués par le premier ministre Nouri al-Maliki aux chefs de tribu. Des camions surmontés d'écrans électroniques géants sillonnent les rues de Bagdad. La provenance de l'argent est aussi opaque que son utilisation. Les débats contradictoires sont inexistants, le programme des partis reste vague, les slogans encore plus. L'élément encourageant, constaté par plusieurs observateurs, est que les électeurs sont devenus plus critiques. «En 2005, ce fut un vote identitaire. Cette année, c'est un vote utilitaire», dit le ministre communiste des Sciences et de la Technologie, Raid Fahmi. Depuis qu'ils ont pris le pouvoir, les chiites (59% de la population) ont donné peu de signes d'ouverture, dans la fonction publique notamment, même si l'équilibre politique des ethnies et groupes religieux est respecté, sur le papier au moins, aux échelons supérieurs de l'Etat. Cela étant, les coalitions chiites et sunnites ne sont plus monolithiques, ce qui ouvre le jeu pour la suite. Le chef du gouvernement sortant Nouri al-Maliki affirme que sa coalition, l'Alliance de l'Etat de droit, arrivera en tête. Son principal atout est d'avoir rétabli un minimum d'ordre dans le pays. Mais les Kurdes et les sunnites ne le soutiennent pas, ses ex-alliés chiites lui reprochent d'avoir quitté leur coalition, et son autoritarisme. Nouri al-Maliki devra donc négocier pied à pied des appuis. Le Bloc irakien, liste laïque emmenée par l'ancien premier ministre Iyad Allawi, pourrait tirer son épingle du jeu: Allawi est courtisé ces dernières semaines par le Conseil supérieur islamique (CSI), principal parti de la coalition chiite Alliance nationale irakienne. Parmi les autres «premiers-ministrables» figurent le vice-président Adel Abdel Mahdi (CSI, 68 ans), docteur en économie, ex-maoïste, séduit dans les années 1980 par la révolution iranienne, aujourd'hui partisan de l'économie de marché et de la décentralisation. Il y a aussi le ministre des Finances Baker Jaber al-Zubaidi (CSI, 64 ans, voir encadré), au profil plutôt technocrate, qui a dirigé l'Intérieur en 2005-2006. Il a été accusé par les sunnites d'avoir créé des «escadrons de la mort», ce qu'il dément. Les dangers sont nombreux, mais un des plus aigus est la dispute autour de la province de Kirkouk, riche en pétrole. Les Kurdes rêvent d'agrandir leur territoire autonome et y ont fait venir des centaines de milliers des leurs. L'Etat central et les autres communautés craignent d'en être exclus au profit d'un futur Kurdistan indépendant. Deux formations kurdes (Union patriotique et le Parti démocratique) joignent leurs forces aux élections, opposées à la liste Goran («changement»), qui les rejoint toutefois sur le projet d'un contrôle kurde de la zone. Tant que la question des frontières régionales ne sera pas résolue, la province restera une poudrière.