Samedi 20h aux urgences du Centre hospitalier universitaire (CHU) Ibn Rochd de Casablanca. Une nouvelle nuit de garde commence pour les docteurs Halfya et Rafiki. Une équipe composée du personnel paramédical et de médecins résidents et internes aura à gérer le plus grand service d'urgences au Maroc, ses contraintes, ses failles et ses cas graves. Les urgences vues de l'intérieur Une fois n'est pas coutume, la soirée s'annonce calme. Peu de monde dans les couloirs des urgences. Le service d'admission, tenu cette nuit par Drs Rafiki et Khalouk, est peu fréquenté. Les deux jeunes docteurs se relaient pour dispatcher les patients sur les différents services. Le tout sous le regard aiguisé de l'infirmier de garde de la soirée, qui s'assure que tous les patients ont payé les 60 DH obligatoires pour voir le médecin. «J'ai beaucoup appris, surtout concernant les rapports à avoir avec les gens. Je gère mieux le stress des familles de malades, des fois c'est plus difficile que le diagnostic», reconnaît Dr. Rafiki. Cet interne de 26 ans en est à sa 2e année d'internat. Il passe son stage en traumatologie orthopédique. «L'internat est une excellente phase d'apprentissage par la pratique», renchérit Dr. Ayoub Halfya, qui lui aussi est à sa deuxième année d'internat, la dernière avant la spécialisation. Justement, ce soir, il commence une garde de 48 heures en neurochirurgie, sa future spécialité. «Depuis que je suis au CHU, je n'arrête pas d'apprendre». Le jeune médecin se dit prêt à commencer sa spécialité en mars 2011. Service de neurochirurgie. Dr Halfya vient de recevoir son premier patient de la soirée, un homme victime d'une grave agression à la tête. «Arrivé dans un état comateux, il a déjà été admis en réanimation, il vient de se réveiller», explique ce futur spécialiste. Avant le scanner de leur proche, la famille aura à passer de nouveau à la caisse. Dans le cas où elle n'aurait pas de quoi payer, elle pourra toujours laisser comme garantie une Carte d'identité nationale (CIN), en attendant d'apporter un certificat d'indigence. La blessure n'est pas profonde, mais le médecin ne prend pas de risque, il commande un scanner pour y voir plus clair. «En cas de lésions, l'équipe neurochirurgicale est prête pour entrer le patient au bloc. Attendons les résultats». Le temps de faire une pause dans la salle de repos. 10 dirhams l'opération chirurgicale Les chambres garantissent un confort sommaire. Les meubles se résument à deux lits simples, un bureau, une chaise, une table de chevet et une télé 24 pouces. Il fait froid, les moustiques envahissent les lieux. «Nous passons très peu de temps ici, car nous avons rarement l'occasion de souffler, surtout les week-ends. Si nous arrivons à dormir une heure ou deux après minuit, c'est l'idéal», précise Dr. Halfya. Ce dernier est rejoint par Dr Rafiki, qui en est à sa quatrième garde de la semaine : «une soirée calme, on devrait s'attendre à environ 70 patients en admission», prévoit-il. Pour ce jeune docteur, cette charge ardue est salutaire pour les docteurs. «On assume, car intégrer l'internat est un rêve pour une bonne partie des médecins», confirme Dr. Rafiki. Fiers de leur appartenance à cette branche d'excellence, les médecins internes n'assument pas en revanche une situation salariale qui fait d'eux des docteurs sous-payés. Le salaire mensuel d'un médecin interne est de 2800 DH. «Par rapport à ce qu'on fait, le salaire qu'on perçoit est dérisoire», proteste Dr Halfya. «Ce n'est parce que nous n'avons pas soutenu nos thèses que nous ne sommes pas des docteurs, nos compétences le prouvent», renchérit Dr. Rafiki. Les internes estiment qu'il est paradoxal que le ministère de la Santé leur donne le titre officiel de docteur et les responsabilités qui vont avec, sans le salaire qui les accompagne. «J'opère, je prends en charge l'ensemble des malades de Casablanca qui ont un traumatisme crânien, je décide, en collaboration avec mes supérieurs, sur des dossiers médicaux urgents… sans la juste contrepartie financière», déplore Dr.Halfya. Ce point est la principale composante du dossier revendicatif de ces médecins. Dr. Adil Iraqi Houssaini est le président de l'Association des médecins internes de Casablanca (AMIC) : «en plus des salaires, il y a l'épineuse question des rémunérations des gardes», affirme cet ancien interne, actuel résident en neurologie. Selon la réglementation en vigueur depuis 2007, les médecins résidents sont les seuls à bénéficier d'indemnités sur les gardes. Ils reçoivent 46 DH, hors taxes, et 10 DH pour chaque opération ! «Les internes ne sont pas prévus dans cette loi, on attend toujours que ça soit fait», exige Dr. A. I. Houssaini. Pourtant, les internes que nous avons rencontrés assument ce choix de formation : «personne ne nous a obligés à le faire, mais on voudrait que ce choix se fasse dans le minimum de conditions», explique Dr. Halfya, également membre du bureau de l'AMIC. Pour certains internes, intégrer ce circuit de formation a même nécessité de nombreux sacrifices. Dr. Mahdoufi n'a intégré l'internat qu'après la validation de sa thèse de doctorat. «J'aurai deux ans à faire de plus pour passer ma spécialité, en plus je suis resté hors du foyer avant de trouver une chambre», affirme ce médecin de 26 ans. Ce futur chirurgien ORL a même laissé tomber une affectation dans un hôpital à la périphérie de Casablanca pour devenir interne. Après la pause, notre médecin enchaîne les consultations, les diagnostics et les recommandations. Il est assisté du même infirmier qui veille à ce que les patients aient payé leur droit d'entrée. Entre deux consultations, il explique aux deux étudiants de médecine qui passent la soirée en sa compagnie, les cas qu'il vient de voir. «L'internat est aussi la meilleure voie vers l'enseignement universitaire. Etre présents à temps plein au CHU nous aide énormément dans ce sens», se réjouit Dr. Halfya. Le résultat du scanner de son premier patient arrive finalement: «le scanner des urgences est hors service, nous avons dû le sortir pour l'emmener à un autre pavillon», explique un parent du patient. La lecture des résultats montre que le patient n'a pas de lésions. L'équipe neurochirurgicale peut souffler, et Dr. Halfya aller dîner. Une famille de 100 membres Il est 23h, les médecins des différents services du CHU sont loin d'avoir fermé l'œil. La vie ne s'arrête jamais dans cette cité de la santé. Direction le foyer El Faidouzi (baptisé ainsi en hommage à ce professeur assassiné par son patient), lieu de vie des internes. Cette bâtisse de trois étages comporte les chambres des médecins, deux salons, un restaurant, une salle de gym, une salle d'accès à Internet et le local de l'AMIC, qui gère toutes ces infrastructures. «Les internes comme les résidents ont une relation particulière à ce lieu. C'est chez eux pour au moins six ans», confie le président de l'AMIC. Comme l'ensemble du CHU, le restaurant du foyer reste ouvert jusque tard la nuit. Dr. Halfya est servi par le hadj, le légendaire cuisinier de la maison. D'autres médecins de garde viennent aussi diner. Ils échangent leurs appréciations sur la soirée. Au salon, des internes regardent un match de la Liga dans une ambiance bon enfant, d'autres sont connectés à Internet… «Loin des parents, l'interne se fait une nouvelle famille composée de plus de 100 personnes», affirme fièrement le président de l'AMIC. Nous retrouvons Dr. Mahdoufi devant son PC. Ce médecin originaire de Béni Mellal vient de terminer une longue semaine, marquée par les gardes et les interventions. Pour sortir ces médecins en formation de leur routine, l'AMIC concocte annuellement un programme d'activités culturelles et sportives, et organise aussi des cours en présence des professeurs des CHU. «C'est une manière de combler l'absence de cours durant ces deux ans», soutient Dr. A. I. Houssaini. Au sein du local de l'AMIC, les membres du bureau font le bilan des activités de la semaine qui se termine, et préparent les gardes de celle qui arrive. L'association est très regardante quant à la discipline de ses membres. Le babillard, sorte de tableau d'affichage, le prouve : diverses sanctions sont infligées aux internes qui ne respectent pas leurs gardes ou leurs tâches. «L'internat est basé sur un principe : l'autonomie de gestion. La direction du CHU nous fait confiance, elle sait que la rigueur guide notre travail», avance le président de l'AMIC. Dr. Halfya vient de terminer son dîner, retour au service après 30 minutes de pause. Passé minuit, les urgences continuent de baigner dans le calme. Seule la famille d'une patiente sexagénaire proteste contre le traitement qui est réservé à leur parente. La famille exige que cette dernière puisse bénéficier d'un traitement de dialyse, le médecin refuse de le lui prescrire. Ses enfants hurlent au scandale : «notre mère est en train de mourir dans l'indifférence». Le médecin avance que la patiente est juste tendue, et qu'elle peut passer la nuit sans risque, mais la famille n'est pas convaincue. A cette raison s'ajoutent les contraintes du service de néphrologie : «les séances de dialyse sont déjà réservées et le service ne peut en prévoir d'autres», nous explique le médecin. La famille continue à protester, en vain. «On fait de notre mieux pour soigner les malades, mais le système est ainsi fait, nous ne pouvons rien y changer», conclut, désemparé, un médecin.