Il est loin le temps où, avec la régularité d'une pendule, la CIA pronostiquait la chute imminente de la monarchie marocaine. C'était dans les années 70, autant dire il y a une éternité, à l'époque où les analystes de Langley voyaient tout, y compris leurs alliés, à travers le prisme déformant de la guerre froide. Quatre décennies et une succession dynastique plus tard, l'institution monarchique n'a jamais été aussi solide et les administrations américaines successives ont depuis longtemps remisé leurs prévisions apocalyptiques -lesquelles n'ont, il est vrai, jamais empêché l'existence de relations au sommet, souvent cordiales, parfois tendues, mais toujours égalitaires. Contrairement à la légende, l'appartenance politique de l'hôte de la Maison Blanche ne joue d'ailleurs qu'un rôle mineur dans le couple Washington-Rabat et croire que les républicains sont naturellement plus proches du Maroc et les démocrates idéologiquement plus distants relève de l'erreur d'optique : Hassan II s'entendait mieux avec Carter et Clinton qu'avec Nixon et Mohammed VI partage certainement plus de convivialité avec un Obama qu'avec un Bush. Le «feeling» entre ces deux derniers, hommes de la même génération et presque du même âge a sans doute joué un rôle dans le succès, indéniable, de leur longue rencontre le 22 novembre à Washington. Il est vrai que la période de doute qui avait précédé, largement due à l'activisme de l'ex ambassadrice d'Obama à l'ONU Susan Rice et aussitôt exploitée par un lobby anti marocain inspiré -si ce n'est animé- depuis Alger, s'était déjà dissipée avant même le début de la visite officielle du roi. Barack Obama, qui n'avait que peu conscience des retombées de la proposition américaine d'élargissement du mandat de la Minurso à la protection des droits de l'homme (proposition retirée, depuis) aurait, dit-on, été surpris par la vigueur de la réaction marocaine et surtout par l'implication personnelle de Mohammed VI. Le long coup de téléphone (à l'initiative américaine) échangé entre le souverain et le président au cours duquel le premier a fait preuve de beaucoup de pédagogie, a ainsi permis au second de mieux saisir les enjeux d'un dossier qu'il maîtrisait mal. Résultat : lorsque les deux chefs d'États se sont assis face à face le 22 novembre, l'essentiel du terrain était déjà déminé. L'habileté diplomatique du roi et ses capacités d'empathie à l'égard d'un interlocuteur déjà sensibilisé ont fait en sorte que le tête à tête débouche sur un communiqué commun d'une chaleur assez inhabituelle. Déçue par les ratés, les tourments et les avanies des «printemps arabes», l'administration américaine a découvert au Maroc qu'une évolution pouvait ne pas être synonyme de révolution. Une sorte de schéma idéal en quelque sorte conjuguant d'indéniables progrès dans la gouvernance, le respect des droits de l'homme, la transparence économique et l'amélioration des indices de développement, avec la stabilité politique, l'ordre sécuritaire et last but not least, l'inclusion d'islamistes modérés dans le jeu démocratique. Vu de Washington et au regard des critères d'appréciation de l'administration américaine, le Maroc de cette fin 2013 ne présente, il est vrai, que des atouts. L'âge du souverain (50 ans) et les évidentes qualités d'anticipation de ce dernier, qui ont permis de canaliser et de traduire les impatiences d'une partie de la population par le biais d'une audacieuse réforme de la Constitution en 2011, confèrent au royaume un avantage comparatif certain par rapport à son voisin algérien, dont le leadership est vieillissant et les mécanismes de décision de plus en plus opaques. Sur le plan économique, le Maroc est considéré par les investisseurs américains comme un pays ouvert, où le droit des affaires est de mieux en mieux respecté et où la lutte contre la corruption est prise au sérieux comme le démontre le dernier classement 2013 de Transparency international : même s'il doit évidemment mieux faire en ce domaine, le royaume se classe désormais devant le Mexique, l'Inde, l'Argentine et ... l'Algérie. En outre, sa géo localisation aux portes de l'Europe et de l'Afrique subsaharienne est précieuse pour les grandes compagnies d'Outre Atlantique, en quête de plateformes d'investissements sûrs, relativement peu onéreuses et bénéficiant d'un vivier de recrutement local où les expertises sont nombreuses. Reste que le Maroc comme chacun le sait, n'est pas seulement un partenaire économique pour les États-Unis mais aussi et surtout un allié sécuritaire stratégique pour le commandement militaire Africom qui, depuis 2008, étend son réseau sur tout le continent. Aux yeux de Washington, qui a toujours considéré l'armée et les services de renseignement marocains comme des alliés particulièrement professionnels et fiables dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, l'obstination mise par l'Algérie à écarter son voisin de tout projet d'architecture régionale visant à assurer la sécurité dans la zone sahelo-saharienne est une anomalie regrettable. Face à un ennemi djihadiste et narcotrafiquant censé être commun aux deux pays, le Maroc est en effet incontournable tant sur le terrain (on l'a vu récemment au Mali) que sur le plan intellectuel et spirituel. La récente initiative du roi de former cinq cents imams maliens aux préceptes d'un islam modéré de rite malékite dans les écoles et facultés religieuses du royaume a été jugée « pionnière » au Département d'État américain - lequel a également salué la réforme du système d'asile et d'immigration, la fin des procès intentés aux civils devant les tribunaux militaires et l'adhésion du Maroc à l'initiative « Equal futures partnership » visant à assurer la participation pleine et entière des femmes à la vie publique et aux bénéfices de la croissance. Entre le Maroc, allié sur lequel il est possible de miser sur le long terme (ce qui n'est le cas ni de l'Algérie, ni de la Tunisie, ni de la Libye, ni de l'Égypte, tous engagés dans des processus de succession ou de transition aléatoires) et les États-Unis dont la politique africaine et maghrébine est plus que jamais liée à des impératifs de sécurité intérieure (éradication des « zones grises » du terrorisme), le terrain d'entente et de mutualisation des initiatives est donc vaste. Restait à en élargir le périmètre à la périphérie, c'est-à-dire à la question du Sahara occidental. A cet égard, le communiqué conjoint du 22 novembre constitue pour qui sait le lire (et on imagine qu'il a été lu avec attention d'Alger à Tindouf), une vraie avancée de la position américaine, dans un sens favorable au Maroc. Outre la reconnaissance - qui n'est pas nouvelle -du caractère « sérieux, réaliste et crédible » du plan d'autonomie proposé par Rabat, lequel « pourrait satisfaire aux aspirations du peuple du Sahara à gérer ses propres affaires », le président Obama « exhorte les parties à œuvrer pour une solution politique ». Dans un dossier où beaucoup est affaire de sémantique, l'abandon du traditionnel et onusien « les deux parties » (en l'occurrence, le Maroc et le Polisario) au profit d'un « les parties » incluant d'autres intervenants dont on ne voit pas de qui il pourrait s'agir si ce n'est de l'Algérie, est une victoire significative pour le Maroc. Enfin, le long paragraphe du communiqué dans lequel Obama « félicite », « accueille favorablement » et « salue » les initiatives du roi dans le domaine de la protection des droits d'homme au Sahara occidental, rend assez peu probable la mise à l'ordre du jour de cette question lors de la prochaine réunion du Conseil de sécurité de l'ONU sur le Sahara prévue pour avril 2014. Sur ce point plus encore que sur tous les autres, le talent de persuasion du roi Mohammed VI aura été décisif. Rappeler l'ancienneté historique des relations entre les deux pays (près de deux siècles et demi !) ne suffit évidemment pas à faire une politique, même si les Américains y sont toujours sensibles. Toute l'intelligence du souverain marocain est de l'avoir compris. * Article paru, dans sa version en langue arabe, au quotidien Al Akhbar du 12 décembre 2013.