Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980 Problématique des sociétés précoloniales L'histoire des Etats maghrébins semble apporter une confirmation de cette thèse. Durant l'époque précoloniale deux pôles d'unification et d'organisation sociale centralisée firent leur apparition : à l'Ouest autour du Maroc atlantique, et à l'Est autour de la région de Tunis, c'est-à-dire là où se présentait le plus largement la zone des terres cultivables les mieux arrosés. Par contre, dans le Maghreb central, où n'existaient pas ces mêmes conditions, il n'y a eu que des Etats faibles et éphémères, jouant le plus souvent un rôle de tampon entre l'Est et l'Ouest. Le grand penseur maghrébin Ibn Khaldoun (1332-1406) a parfaitement analysé la nature de ces formations sociales du Maghreb, telles qu'elles ont évolué du 9ème au 14ème siècle. Avec intelligence et précision, il les a analysées comme fondées, non sur un surplus ponctionné sur les paysans de la région, mais sur les bénéfices du grand commerce. Les grands Etats maghrébins furent fondés sur le commerce de l'or provenant de l'Afrique de l'Ouest. Pendant des siècles, jusqu'à la découverte de l'Amérique, l'Afrique de l'Ouest a été le principale fournisseur de métal jaune pour toute la partie occidentale du vieux monde : l'Empire romain, l'Europe du Moyen-âge, l'Orient ancien et arabe. Ce que certains historiens ont appelé ‘'l'âge d'or du Maghreb'' remarquable par la constitution des grands empires : Almoravide (11ème siècle, milieu du 12ème), Almohade (milieu du 12ème- 13ème siècle) et leurs successeurs directs Mérinides et Hafsides n'aurait pas résulté d'un épanouissement des forces productives internes, mais se fondait plutôt sur le contrôle des relations commerciales avec l'Afrique de l'Ouest, notamment à travers le Sahara Occidental, et sur la maîtrise du commerce de l'or. Il est intéressant de mettre en rapport le déclin de ces empires avec la découverte par les européens de nouvelles sources de métal précieux, et aussi avec l'ouverture de routes maritimes entre l'Europe et l'Amérique, l'Europe et l'Afrique, qui court-circuitaient à la fois des voies transsahariennes et le commerce méditerranéen. Lorsque furent privés des ressources que leur procurait le monopole de ce commerce international, les empires qui succédèrent aux Almohades entrèrent en décadence. Seul le Maroc se montra capable d'entretenir un Etat national qui s'opposa avec succès, à la fois aux entreprises de conquête de l'Espagne et du Portugal, et à celles des Turcs. Dans les périodes où purent s'établir des institutions étatiques puissantes, qui parvinrent même à plusieurs reprises à imposer une véritable unité politique et militaire à l'Afrique du Nord, il y eu un développement de la production, une solide organisation du prélèvement fiscal, une grande prospérité urbaine, mais cela apparaissait comme lié à l'existence d'une puissance centralisatrice fondée en grande partie sur des ressources d'origine extérieure. Lorsque les ressources extérieures se sont taries, ces institutions ont périclité. Le Maghreb occidental, relativement favorisé par le climat et le relief a manifesté très tôt la capacité de soutenir un Etat principalement appuyé sur les plaines atlantiques : depuis le 8ème siècle jusqu'au Protectorat franco-espagnol (début du 20ème siècle). Cette remarquable continuité étatique ne s'est jamais démentie. Dans le reste du Maghreb, il y eut une période d'épanouissement de l'empire arabe du 9ème siècle dans le Maghreb oriental, appuyé sur la puissance navale et commerciale des Califats de Damas et Baghdad, puis beaucoup plus tard l'inclusion de l'Algérie et de la Tunisie actuelles dans l'immense empire ottoman jusqu'à la pénétration européenne au 19ème siècle. Tout au long de l'histoire maghrébine, on relève la permanence de deux types de structures au sein des formations sociales : l'une appuyée sur la mise en valeur des ressources agro-pastorales, fragmentée en de multiples collectivités rurales disposant d'une assez grande autonomie, regroupant un espace plus ou moins grand selon les périodes ; l'autre disposant d'un Etat central, contrôlant les activités urbaines, commerciales et une partie des territoires agricoles. L'équilibre entre ces deux types de structures était lié à l'importance des ressources et des forces fournies au second. A plusieurs reprises, celui-ci sera considérablement renforcé mais ne parviendra jamais, avant la conquête coloniale, à liquider totalement l'autre structure. Ce schéma permet, à notre avis, de mieux comprendre l'organisation socio-économique et sociopolitique du Maghreb jusqu'à l'expansion de l'impérialisme moderne que la conception élaborée par certains historiens coloniaux (notamment E.F. Gauthier) d'une prétendue opposition entre nomades (Arabes) et sédentaires (Berbères). Les idéologues de la colonisation française ont tenté d'expliquer la décadence du Maghreb par les ravages des nomades ‘'arabes'', destructeurs de l'agriculture et de ses aménagements. Cette thèse est démentie par les faits, car les périodes brillantes de la civilisation arabe – au Machreq comme au Maghreb – ne furent pas caractérisées par de grandes réalisations agricoles, mais plutôt par la prospérité du commerce et des villes. Souvent en relation avec la prospérité du commerce, la domination de grandes tribus nomades fut instaurée sur les Etats. La décadence est venue avec le déplacement des routes commerciales. Le Maghreb du 15ème au 19ème siècle L'étude des forces productives et des rapports de production du Maghreb précolonial amène à reconnaître dans ses formations sociales l'existence d'un faible niveau de développement des forces productives, d'un secteur marchand de dimensions limitées (mais au Maroc il était plus important qu'en Algérie), de modes de propriété divers et de rapports d'exploitation complexes. Le Maghreb précolonial semble avoir été le cadre de toute une série de formes de production, allant du communautaire au privé, en passant par le ‘'semi-féodal''. C'était une société anticapitaliste, mais où les classes sociales (définies par leur place dans le processus de production et leur mode d'obtention d'une part du produit social) et l'Etat se manifestaient clairement. L'organisation technico-économique de la production agricole était basée sur des instruments de travail et des techniques rudimentaires. L'activité économique citadine était dominée par des marchands, propriétaires d'une fortune essentiellement monétaire, qui leur permettait de jouer un rôle surtout dans la circulation et la distribution des marchandises. Toutefois le développement des échanges de biens et services était limité pour plusieurs raisons : recours des maîtres artisans à de nouveaux apprentis au lieu d'améliorer les techniques; l'activité commerciale portait essentiellement sur une fraction des produits agricoles et artisanaux, celle qui pouvait être entraînée dans le circuit des échanges (et accessoirement sur des marchandises importées); les artisans ne disposaient pas de l'assistance du capital commercial placé de préférence dans des valeurs immobilières ; les corporations d'artisans demeuraient prisonnières de leurs règles coutumières, ce qui entravait tout effort d'innovation. Les possibilités d'amélioration du potentiel technique existant (métiers à filer et à tisser, moulins à eau dans les minoteries) étaient limitées par le cadre corporatif. Au Maroc, jusqu'à la veille de la pénétration coloniale, il semble que la majeure partie des terres agricoles et de parcours faisait partie de ce qu'on appelle le système des ‘'terres collectives'', c'est-à-dire de terres des tribus, des fractions de tribus, des douars (hameaux) qui en jouissaient à titre collectif. Au sein des tribus qui payaient l'impôt (Naïba), seul l'individu appartenant à la tribu et en même temps chef de famille avait en principe droit à une parcelle du territoire tribal. Mais certains individus, même remplissant cette condition, pouvaient en être écartés parce qu'ils n'avaient pas d'attelage. Le droit de jouissance ne durait théoriquement qu'une année. L'utilisation du sol revêtait rarement la forme d'une exploitation collective (ce qui n'empêchait pas l'existence de liens d'entraide et de formes communautaires d'organisation par exemple en matière d'irrigation). Ni plantations ni constructions ne pouvaient être entreprises sans l'autorisation de la Jmaâ (conseil des notables de la tribu), parce que le groupe trouvait une garantie contre la privatisation dans le principe communautaire des partages périodiques. Cependant la résistance au mouvement d'appropriation privée a perdu de sa rigueur avec le temps. Lorsque l'habitude de ne pas refaire les partages était admise, chacun demeurait sur son lot et celui qui n'en avait pas restait dépourvu. D'où une extension des couches déshéritées qui alimentaient le Khammessat. La propriété collective au sein des tribus ‘'guich'' (qui fournissaient des contingents de soldats à l'Etat et ne payaient pas d'impôt) supportait de nombreuses servitudes envers l'Etat. Le droit de propriété sur ces terres était démembré en trois élément : droit éminent du sultan sur le sol (raqaba), disposition à titre collectif (menfaâ) jouissance à titre individuel (intifaâ). Le chef militaire de la tribu recevait des lots supplémentaires, et cette attribution revêtait l'allure d'une donation de type féodal. Ainsi se développait une aristocratie militaire qui pouvait acquérir une puissance foncière. Le Melk (propriété privée et exclusive), caractérisé par des modes d'appropriation individuels ou familiaux indivis se rencontrait surtout dans les zones sédentaires, où la population était dense, et à proximité des villes. Il se rencontrait aussi en montagne, où la propriété parcellaire était cependant imbriquée au sein de rapport communautaires (par exemple dans l'irrigation). Le travail de production à la base y était le fait du paysan propriétaire, vivant directement de son produit. Dans les plaines, notamment autour des villes, on pouvait rencontrer de grandes étendues qui étaient soit exploitées directement par des propriétaires fonciers avec le concours de Khammès, soit confiées à des tenanciers précaires. Quant aux biens ‘'habous'', ils pouvaient être assimilés à un melk de type collectif. Certes, le mouvement d'appropriation privative du sol était tempéré par les survivances communautaires et tribales, mais c'était un mouvement inéluctable, renforcé par les concessions foncières faites par le pouvoir central à des particuliers ou des groupements politico-religieux, afin de s'assurer leur allégeance. Le développement des inégalités sociales révélait l'apparition et le développement de rapports sociaux nouveaux – tels le Khammessat – différents des rapports communautaires. Cependant les survivants de ceux-ci résistaient au mouvement de privatisation et d'individualisation de la production, et agissaient aussi comme un frein pour les possibilités de perfectionnement des techniques. La richesse était le principal critère de stratification sociale, dans les villes comme dans les campagnes. En relation avec la fortune, le prestige intellectuel, la fonction sociale, la qualification religieuse et les liens de famille présidaient à la hiérarchie sociale. Plus que le sol, c'était l'attelée, ou encore la possession d'un troupeau qui étaient considérées comme le véritable signe de la richesse. L'organisation sociale était de type pyramidal : elle comprenait de haut en bas les détenteurs de la souveraineté, les hauts dignitaires de l'Etat, l'aristocratie tribale et l'aristocratie marchande, les familles de chorfa, les théologiens et jurisconsultes, et enfin les artisans et paysans. Les riches marchands ne constituaient pas une bourgeoisie au sens européen, c'est-à-dire une classe susceptible de provoquer des transformations dans les structures socio-économiques du pays, en vue de préparer l'avènement et le développement du capitalisme. Demain : Chapitre III Formes de blocage du procès d'accumulation du capital dans les conditions de la dépendance coloniale