Dans les salles de marchés, les traders ne sont pas particulièrement réputés pour leur savoir-vivre, bien au contraire. Les opinions sont souvent tranchées, les échanges sont directs, parfois rudes, et il n'est pas du tout rare d'entendre des éclats de voix. Chacun est concentré sur ses objectifs, et il reste peu de place pour la diplomatie entre collègues. C'est paradoxalement l'une des choses que j'apprécie le plus dans ces ambiances. Je trouve plutôt sain d'exprimer clairement ses opinions et de les défendre, même s'il faut parfois monter un peu le ton. Il est plus rare de voir ce genre d'échanges virils entre économistes renommés, et encore moins entre deux experts en économie, dont un prix Nobel. Pourtant, c'est bien le célèbre Stephen Roach, docteur en économie de l'Université de New York, ancien économiste en chef de Morgan Stanley, et depuis 2007, président de Morgan Stanley Asie, qui a déclaré lors d'une interview a Bloomberg TV : «On devrait utiliser une batte de baseball contre Paul Krugman». Et ce pauvre Krugman, qui aurait ainsi mérité la bastonnade, n'est autre que le lauréat du prix Nobel d'économie en 2008, docteur en économie lui aussi et chroniqueur au New York Times. L'objet de ce débat passionné est la valeur de la monnaie chinoise, le yuan. La position de Krugman, exprimée dans un article du 14 mars, est claire : il accuse la Chine de manipuler sa monnaie afin de la stabiliser à un faible niveau et donc de maintenir des exportations chinoises artificiellement compétitives. Cela provoque, selon lui, un ralentissement significatif de la reprise mondiale. Il préconise à la fin de son article de réagir durement en appliquant une mesure fortement protectionniste, à savoir imposer une surtaxe temporaire de 25% sur les importations. On l'a bien compris, Stephen Roach ne partage pas du tout cette opinion plutôt radicale... Mais revenons sur les raisons qui font que ce problème est d'une actualité brûlante dans les sphères financières. Après deux ans de pause (le monde était bien trop occupé à éviter la chute du système financier international), la guerre politique entre les Etats-Unis et la Chine autour du yuan est de retour. Le 15 avril prochain, le Trésor américain publiera son très attendu rapport semi-annuel sur les régimes de change internationaux, recensant les nations qui, selon le texte de loi, «manipulent le taux de change entre leur monnaie et le dollar des Etats-Unis, afin d'obtenir un avantage compétitif déloyal dans le commerce international». Et le Congrès américain demande instamment que la Chine soit qualifiée officiellement de «manipulatrice». Ce seul mot, néanmoins lourd de sens politiquement, pourrait modifier profondément les rapports entre les deux pays. Interdépendance Depuis 2008, le gouvernement chinois de Wen Jiabao maintient un taux de change fixe du yuan à 6,83 dollars, après avoir autorisé une appréciation graduelle de 21% durant les trois années précédentes. Mais quel est le mécanisme qui permet de maintenir la devise chinoise à ce niveau ? Le principe est simple : la Chine, grâce à ses exportations, enregistre des rentrées en dollars importantes chaque mois. Au lieu de les recycler dans son économie, ce qui ferait grimper sa devise, elle les utilise en grande partie pour acheter des bons du Trésor américain, qui viennent gonfler ses réserves de change. En schématisant, les Etats-Unis importent de plus en plus de produits chinois bon marché, creusant leur déficit commercial, et la Chine utilise ses rentrées d'argent pour financer la dette américaine. Depuis 2003, ce circuit a plutôt bien fonctionné et a permis une forte croissance mondiale. Cependant, comme le précise Krugman dans son article, cela a pris des proportions importantes. En 2003, la Chine augmentait de près de 10 milliards de dollars par mois ses réserves de change. Aujourd'hui, cela représente 30 milliards mensuels, et les réserves cumulées atteignent le chiffre record de 2.400 milliards de dollars, faisant de la Chine le premier détenteur mondial de bons du Trésor américain. La crainte des officiels américains concerne le pouvoir que le mastodonte économique semble détenir. En effet, on n'ose imaginer l'impact qu'il y aurait sur les marchés de taux et de change si Pékin décidait de se débarrasser de sa montagne d'actifs en dollars. Inversement, la Chine subirait de lourdes pertes sur ses avoirs en dollars si cette devise venait à s'effondrer. Une situation complexe où les deux nations sont interdépendantes, et dont le dénouement n'est apparemment pas maîtrisé. En attendant, chacun campe sur ses positions. Le Premier ministre Wen Jiabao s'est emporté récemment, et a déclaré que le renminbi (l'autre appellation du yuan) n'était aucunement surévalué. Il a également fustigé «ces pays qui pointent les autres du doigt et qui veulent une réévaluation forcée». Une joute verbale de mauvais augure, avant les prochaines réunions bilatérales Chin -Etats-Unis en mai et le sommet du G20 en juin à Toronto.Mais revenons à notre bataille verbale entre économistes. Stephen Roach, que l'on n'arrive décidemment pas à imaginer maniant une batte de baseball, oppose à son homologue Paul Krugman quelques arguments. «Au lieu de nous en prendre à la Chine, nous devrions nous occuper de nos propres problèmes», répond-il. Il précise donc que la cause principale du déficit commercial américain est la faiblesse chronique de l'épargne des ménages. De plus, il rappelle qu'une hausse des tarifs à l'importation est totalement opposée aux règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).La polémique a pris une autre tournure la semaine dernière, lorsque la Chine a annoncé que pour la première fois depuis longtemps, elle afficherait un déficit commercial en mars, remettant en cause les griefs qu'on lui oppose. Comment cela est-il possible ? Tout simplement parce que la Chine s'est mise à acheter massivement des matières premières comme le cuivre, le pétrole... C'est un changement de stratégie qui probablement pèsera lourd dans les batailles commerciales à venir. Les «SDR», une alternative possible au dollar ? L'histoire récente nous montre qu'après les crises internationales majeures qu'ont été la Deuxième Guerre mondiale ou le choc pétrolier de 1973, les déséquilibres importants ont forcé la refonte du système monétaire international. Aujourd'hui, les conséquences de la grande crise financière de 2007-2009 montrent clairement les nouveaux déséquilibres. En effet, le système actuel semble inadapté aux nouvelles réalités de notre monde devenu multipolaire : la croissance américaine s'étiole, l'Asie est devenue la locomotive économique du monde, la Chine, qui a détrôné l'Allemagne comme premier exportateur mondial, n'a pas de monnaie convertible et craint une dépréciation de ses actifs en dollars, et enfin, les gouvernements de la zone euro se débattent avec d'énormes difficultés budgétaires et n'arrivent pas à maintenir de stabilité dans la région. De ce fait, l'euro a pour l'instant échoué à devenir une alternative crédible au dollar. Cependant, une idée intéressante commence à prendre forme : certains économistes proposent un système nouveau, dont le Fonds monétaire international serait le centre. Ce système utiliserait comme monnaie de réserve commune à tous les pays les SDR (Special Drawing Rights), qui sont une monnaie virtuelle imaginée et utilisée par le FMI. C'est en réalité un panier de devises construit autour de devises convertibles majeures utilisées pour les échanges internationaux. Il comprend bien sûr le dollar, l'euro, la livre sterling, le yen, mais devrait aussi inclure le réal brésilien en 2015 ou encore le yuan en 2020. Cela contribuerait à plus de stabilité dans les échanges, d'autant plus qu'en ce moment, toutes les nations aux prises avec des problèmes économiques auraient bien besoin de stabilité.