La saine mise en garde qu'exprimait Mohamed Salahdine dans sa remarquable étude Les Petits Métiers -Le business populaire (Eddif,1988) me revient à l'esprit. Il y a vingt-trois ans, ce socioéconomiste de grand talent, trop tôt disparu, nous prenait à témoin : « Quand on connaît les sombres réalités de la médina de Fès et qu'on lit sur cette ville des écrits élogieux, qui sont repris sans réserves par certains « spécialistes », on se demande parfois s'il s'agit de la même ville. » Heureusement, la médina de Fès a bénéficié, ces dernières années, d'une attention souvent efficace et d'efforts bien réels. Il n'en reste pas moins qu'il convient d'éviter d'en faire « une médina pour autrui » comme on a pu dire de celle de Marrakech. La passion pour Fès doit toujours s'accompagner de lucidité. Mohamed Salahdine nous rappelait nettement à ce devoir. Le dynamisme des actions entreprises et de celles qui s'annoncent en faveur de la médina de Fès et de la ville tout entière a contribué à un retour en grâce qui n'est que justice. Les yeux se tournent à nouveau vers Fès parce que rien de fondamental ne saurait se produire au Maroc sans « la ville essentielle », comme l'appelle Mohammed Metalsi dès le titre de son ouvrage paru en 2003 chez ACR. La jeunesse de Fès écoute aujourd'hui des chansons du monde entier. Le groupe de rock irlandais U2 a enregistré certaines de ses chansons à Fès. En effet, Bono et son groupe découvrirent Fès à la fin des années 80. En 1990, ils y ont interprété le clip de Mysterious ways, une des chansons de leur album Achtung Baby, avant de récidiver, en 2008, dans leur album intitulé No line on the horizon qui fut un prétexte à nomadiser plusieurs mois entre Dublin et Fès. On trouve un indice de la passion de Bono pour l'Orient dans ce que répondit le chanteur à BP Fallon dans Faraway so close (Rock Folk / Albin Michel, 1994). Le plus grand critique rock irlandais demanda au chanteur : « Qu'est -ce qui t'as le plus influencé, les lèvres de Marilyn Monroe ou les jambes d'Elvis Presley ? ». Et Bono répondit : « C'est le genre de chose qui m'empêche de dormir ! Disons que le nombril de Marilyn est un compromis. Et encore… c'est surtout que j'aime les femmes du Moyen-Orient. Je trouve qu'elles sont très mystérieuses ». Fès pour U2 serait-elle, une étape en direction du mystère féminin ? La sortie, le 27 février 2009, du douzième album studio de U2, No Line on The Horizon, fut l'occasion de découvrir une ballade intitulée Cedars of Lebanon (Cèdres du Liban). Quant à Fès, Stéphane Davet, dans Le Monde du 26 février 2009, interrogeait le guitariste The Edge, le batteur Larry Mullen Jr, le bassiste Adam Clayton et Bono le chanteur aux nombreuses activités caritatives : « Qu'est-ce que vous a apporté votre session d'enregistrement à Fès, au Maroc ? », Edge répondit : « Nous nous sommes installés dans un petit hôtel, un riad, dans la cour duquel nous avons posé nos instruments – Nous avions le ciel et les oiseaux au-dessus de nous. Dans un studio normal, dès que la lumière rouge s'allume, tu t'obliges à produire ce qui est attendu. A Fès, nous étions libres de prospecter l'inattendu». A Fès, la musique continue d'avoir partie liée avec la spiritualité, comme me le rappelait mon ami Abdelghani Maghnia, que je n'avais pas revu depuis trente-cinq ans. On consultera avec grand profit ses écrits, et d'abord sa brillante thèse de doctorat consacrée à la Qarawiyin de jadis (Tradition et innovation à la Qarawiyin, éditions du Septentrion, 1999, ouvrage malheureusement épuisé qu'un éditeur marocain s'honorerait à publier enfin) mais aussi ses articles sur la musique andalouse. Maghnia évoquait l'orchestre de Fès dans la revue toulousaine Horizons maghrébins, en 2000, révélant sa passion pour le phénomène de la transmission initiatique : « La première fois que j'ai pu assister à Fès, à une soirée de Samâ, (les chants rituels célébrant la mission divine du Prophète) celle-ci n'était pas animée par un Musammii, mais par un orchestre de tarab al âla, dirigé par Abdelkirm Rais. C'était dans l'intimité d'une petite cour familiale de ce vieux quartier de Bu'Ajjara, dans la ville ancienne, dans un milieu relativement modeste de la vieille bourgeoisie citadine proche de la Zawiya As Sadqîya ; durant cet automne-là, on célébrait la fête annuelle (le Moussem) en hommage au saint patron fondateur de Fès, grand pôle de spiritualité maghrébine». C'était dans l'intimité d'une petite cour familiale de ce vieux quartier de Bu'Ajjara, dans la ville ancienne, dans un milieu relativement modeste de la vieille bourgeoisie citadine proche de la Zawiya As Sadqîya ; durant cet automne-là, on célébrait la fête annuelle (le Moussem) en hommage au saint patron fondateur de Fès, grand pôle de spiritualité maghrébine». Devant la richesse des intuitions et des explications que propose Maghnia dans ses travaux, une intense tristesse me vient au souvenir d'un autre chercheur, notre ami commun Boujemaâ Hebbaz, le linguiste disparu, spécialiste de la langue berbère et dont la réflexion parfois transgressive portait aussi sur la grammaire de la langue arabe, un homme dont l'agilité intellectuelle, brisée en plein vol, manque au paysage culturel marocain. Les chercheurs ne mériteraient-ils pas mieux que de voir leurs travaux évoqués comme de quasi-inaccessibles sites archéologiques ? Aucun article en relation !