Dès le départ, le film ne ressemble à rien de connu et désoriente. Le prélude est interminable, la répétition semble de mise et Kiarostami réinvente ses propres règles pour nous dérouler ce Goût de la cerise, film étrange et sinueux, qui nous plonge dans un univers aride. Seul à bord de son 4×4 Range Rover, un homme d'une cinquantaine d'années, M. Badii, erre dans les collines de la banlieue de Téhéran, un no man's land rocailleux et éventré. Il aborde sur son chemin des hommes en mal d'argent, visiblement dans un but précis, que Kiarostami tarde à nous livrer. Le malaise est palpable. S'agit-il de sexe ? De proposition mafieuse ? Ou simplement d'une manœuvre pour embaucher des ouvriers à petit prix ? Le cinéaste iranien prend son temps pour nous livrer l'objet de cette quête. L'homme veut en fait se suicider. Il a creusé un trou en haut d'une colline. Il a l'intention d'avaler des somnifères et de se laisser mourir dans la tombe qu'il a soigneusement pris le temps de creuser. La mission de celui qui voudra bien l'accepter est de le retrouver à l'aube et de l'ensevelir sous vingt pelletées de terre après s'être assuré qu'il est bien mort. S'il est toujours vivant, il s'agira alors de le secourir. En échange, il recevra une coquette somme d'argent planquée dans le coffre de sa voiture. Kiarostami se garde bien de nous livrer les raisons de cette décision radicale. Rien n'est sensé ou très peu nous donner les outils cinématographiques nécessaires pour rendre le personnage attachant. On ne sait rien de lui si ce n'est qu'il a décidé de mettre fin à ses jours. Et que trouver un homme qui accepte de l'aider dans ce mouvement irréversible s'avère être une mission très compliquée. De ce parti pris, en apparence simple, Kiarostami va tirer une œuvre fascinante qui pose les questions de l'ambivalence du désir de vivre. Le film se déroule presque entièrement dans la voiture de son protagoniste principal. Y montent toutes sortes de personnages, du soldat à l'étudiant en théologie en passant par un gardien de musée. La voiture qui, comme à l'accoutumée, occupe une place centrale dans l'œuvre du cinéaste. Un célèbre critique du New York Times a même écrit que Kiarostami « en plus d'être peut-être le réalisateur de cinéma iranien le plus admiré au monde est également parmi les maîtres mondiaux du cinéma des véhicules à moteur… Il conçoit l'automobile comme un lieu de réflexion, d'observation et, surtout, de conversation ». De prime abord, Le goût de la cerise détonne. Quels messages est-il censé distiller de manière allégorique dans un pays où la censure est l'une des plus dures au monde ? Comment a t-il réussi à tourner un film sur le suicide dans un Etat dont la religion non seulement l'interdit mais le condamne fermement ? Ce dernier point est laissé de côté, faisant probablement partie du jeu. Peu importe, Le goût de la cerise est un conte philosophique et en la matière, les questions sont plus importantes que les réponses, qui restent selon la règle, en suspens. Car le film fait appel à la volonté d'intelligence du public. On y guette le moindre signe, le moindre indice sujets à interprétations. Et si dans un pays totalitaire, la seule vraie liberté était celle de choisir le moment de sa mort ? Une audace reconnue par le jury du festival de Cannes présidé par Isabelle Adjani, qui lui délivra en 1997 la Palme d'or.