Selon une rumeur qui circule avec insistance sur les réseaux sociaux, sans confirmation officielle, un ambassadeur algérien rappelé dans son pays refuse d'obtempérer. Il aurait même demandé l'asile politique dans le pays où il a exercé, en Europe. Quand un ambassadeur choisit de ne pas rentrer chez lui à l'issue de sa mission, c'est tout un monde de convenances feutrées qui vacille. Derrière la politesse des usages, le refus du «retour au service central» en dit beaucoup — sur le diplomate, sur son pays, et sur les temps. L'histoire récente compte plusieurs cas notables de diplomates ayant démissionné, fait défection ou demandé l'asile politique. Ces actes de rupture publique sont cependant exceptionnels dans un corps où dominent la réserve et la discrétion. Lorsqu'ils se produisent, ils ont une portée symbolique considérable, car ils suggèrent que même les serviteurs de l'Etat ne cautionnent pas toujours ses actes. Dans les régimes autoritaires, où la diplomatie est souvent une vitrine destinée à l'étranger, de tels gestes révèlent une fissure préoccupante dans l'appareil d'Etat. Les diplomates de ces pays, évoluant dans des systèmes politiques ouverts et jouissant d'une liberté inusitée, peuvent être tentés de rompre avec leur gouvernement. Lorsqu'il s'agit d'un ambassadeur, censé incarner l'image officielle d'un Etat, c'est une lumière crue qui est jetée sur le régime. Le cas est à la fois inédit et lourd de signification. La rupture par conviction Certains diplomates choisissent de démissionner de leur poste, souvent avec fracas, pour désapprouver des actes jugés contraires à leur éthique ou à l'intérêt supérieur de leur pays. Dans le monde arabe, plusieurs départs ont marqué les esprits, notamment durant les «Printemps arabes». Retenons à titre d'exemples Mezri Haddad, ambassadeur de Tunisie (Unesco, 2011) et des ambassadeurs syriens : Bassam Imadi, (Stockholm, 2011), Lamia Chakkar (Chypre, 2012), Nawaf Fares (Bagdad, 2012). Au-delà du monde arabe, d'autres cas peuvent être cités : Milos Alcalay (Venezuela, 2004), ambassadeur à l'ONU, démissionnaire face à la dérive autoritaire de Chavez ; Carlos Eduardo de Abreu (Brésil, 2020), critique des méthodes de Bolsonaro ; Boris Bondarev (Russie, Genève, 2022), démissionnaire après l'invasion de l'Ukraine ; les Israéliens Yaël German (Paris, 2022) et Ronen Hoffman (Canada, 2023), qui ont quitté leurs postes pour protester contre la politique de Netanyahu. Même dans des pays occidentaux dits «démocratiques», la protestation diplomatique existe : en 2003, les diplomates américains Ann Wright et John Brady Kiesling ont démissionné de leurs fonctions en protestation contre l'invasion de l'Irak. Enfin, Octavio Paz, poète et ambassadeur du Mexique en Inde, a démissionné en 1968 pour dénoncer la répression du mouvement étudiant dans son pays. Si la démission est un geste grave, la demande d'asile est plus dramatique encore. Elle implique le refus de revenir dans son pays, par choix politique ou crainte de représailles. Le cas le plus marquant reste celui de 136 diplomates et militaires turcs en poste à l'étranger, qui ont demandé asile en Allemagne après la purge engagée par le président Erdogan en 2016-2017, au lendemain du coup d'Etat manqué. Certains diplomates franchissent un seuil supplémentaire : ils «passent à l'ennemi.» Pendant la Guerre froide, l'URSS a connu plusieurs cas retentissants : Arkady Shevchenko, haut responsable à l'ONU, fit défection en 1978 ; Oleg Gordievsky, agent du KGB à Londres, passa à l'Ouest en 1985. Thae Yong-ho, numéro deux de l'ambassade de Corée du Nord à Londres, fit défection en 2016. Jusqu'ici, il s'est agi de diplomates ou d'officiers de renseignements qui ont choisi de rompre avec leur gouvernement pour exprimer un désaccord politique ou idéologique. Il y a, par ailleurs, des diplomates qui, pour des raisons personnelles ou familiales, choisissent de s'installer dans le pays où ils ont exercé, comme c'est le cas au Maroc. Mais un ambassadeur qui refuse de rentrer dans son pays à la fin de sa mission est cependant sans précédent. Dans ce contexte, la rumeur qui circule actuellement, concernant un ambassadeur algérien récalcitrant, soulève plusieurs questions. Acte de désobéissance Ce refus est un geste exceptionnel. En Algérie, où la diplomatie a été militarisée, un tel acte est une désobéissance hiérarchique directe, mais également un acte politique fort : le diplomate désapprouve publiquement soit le régime de l'Etat qu'il représentait jusqu'alors, soit les conditions de vie dans son pays. La demande d'asile, en particulier, implique la reconnaissance d'un risque de persécution — ce qui, dans le cas d'un ancien représentant de l'Etat, est un paradoxe frappant. C'est un désaveu du régime algérien, d'autant plus retentissant qu'il émane de l'un de ses hauts représentants à l'étranger. Cet épisode éventuel confirmerait un malaise déjà perceptible dans la diplomatie algérienne, de plus en plus confrontée à des injonctions contradictoires : soutenir un discours de grandeur et de souveraineté, tout en gérant un isolement régional et international croissant. La militarisation de la diplomatie, la méfiance du régime envers ses propres diplomates, et les pressions internes pourraient engendrer des cas de rupture individuels, comme celui évoqué ici. Les rappels en consultation intempestifs et fréquents d'ambassadeurs, les instructions contradictoires, les tensions ouvertes ou larvées qu'Alger entretient avec pratiquement tous ses voisins, l'isolement croissant du pays sur la scène régionale, ont contribué à créer un climat d'incertitude. Le discours international de l'Algérie, fondé sur des slogans, se heurte à une perception de plus en plus critique. Les campagnes de presse haineuses et injurieuses déversées quotidiennement sur des pays comme le Maroc, le Mali, les Emirats ou la France, suscitent des contestations de l'intérieur. Le corps diplomatique professionnel, souvent bien formé, peut se sentir de plus en plus étranger à un régime fondé sur l'invective. Certains cadres du ministère des Affaires étrangères ressentent un malaise face à une diplomatie (mal) dirigée par les services sécuritaires et ne se reconnaissent pas dans cette diplomatie de rupture, volontiers agressive, souvent imprévisible, dictée plus par des logiques de sécurité intérieure que par une stratégie internationale cohérente. Le «refus d'obtempérer» de l'ambassadeur rappelle singulièrement les scènes ubuesques des Algériens faisant l'objet d'une mesure d'expulsion du territoire français et qui résistent et crient leur désespoir à l'aéroport. La perspective de devoir vivre en Algérie est-elle si terrible ? On se souviendra de ce franco-algérien qui occupa le poste de ministre délégué chargé de la Communauté nationale à l'étranger pendant quelques jours en juin 2020 et qui, sommé de choisir, préféra renoncer à ses fonctions en Algérie plutôt que de perdre son passeport français. L'acte de désobéissance s'inscrirait dans un climat politique interne marqué par la répression, l'absence de débat pluraliste, des libertés individuelles limitées, et la marginalisation de pans entiers de l'élite administrative. Malgré ses richesses en hydrocarbures, l'Algérie connaît une pauvreté persistante et de graves problèmes économiques. Sur cette toile de fond, se greffent une frustration politique et sociale et un manque de perspectives. Pour les jeunes diplômés et les entrepreneurs, les défis économiques et les restrictions sociales peuvent rendre la vie en Algérie difficile et pousser à l'émigration. Une humiliation retentissante L'«émigration» d'un ambassadeur soulève une série de paradoxes gênants pour le régime algérien. La demande d'asile, surtout, est extrêmement gênante. Il fut un temps où Alger se voulait «la Mecque des révolutionnaires» selon la terminologie des thuriféraires. Or, voilà qu'un enfant du pays, ambassadeur de son état, rechigne à retourner vivre dans la capitale de la révolution. Ce désaveu implicite renvoie l'Algérie à la catégorie des régimes que ses propres responsables cherchent à fuir — une étiquette qui révulse le pouvoir algérien. Il affaiblit considérablement la voix algérienne sur la scène régionale, en contradiction flagrante avec son ambition de leadership. Historiquement, ce sont les dissidents des régimes autoritaires qui sollicitent l'asile dans les démocraties occidentales, perçues comme des refuges de liberté. On ne connaît pas de diplomates occidentaux ayant demandé refuge à Moscou, Pékin, Cuba ou à Téhéran. Ici, c'est un diplomate représentant un Etat se disant «progressiste», qui cherche la protection d'un Etat occidental contre les abus de son propre pouvoir. Cela renverse totalement la rhétorique officielle du régime, qui se présente comme une forteresse contre l'impérialisme, un défenseur des opprimés et un modèle de souveraineté intransigeante. C'est un échec cuisant de la propagande officielle, qui exalte le patriotisme, l'honneur national et la souveraineté. Le discours officiel algérien repose sur une glorification constante de la «révolution», de la dignité nationale. Toute remise en cause de cette posture par un haut fonctionnaire — a fortiori un ambassadeur — constitue une atteinte au mythe fondateur du régime. La répression de Boualem Sansal en est l'illustration caricaturale. L'ambassadeur en rupture deviendra un «traître» contre lequel vont se déchaîner les médias algériens, à moins que le régime ne préfère garder sa honte pour lui-même et passer l'incident sous silence. Lorsqu'un ambassadeur refuse de rentrer chez lui, ce n'est pas un acte anodin. C'est une gifle symbolique. Si, de surcroît, il demande l'asile politique, c'est tout un système qui vacille.