Entretien avec le compositeur et arrangeur, Gabriel Yared Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef Grande figure du 7e art mondial. Gabriel Yared, compositeur et arrangeur français d'origine libanaise, a signé plus de 100 musiques de films. On lui doit en effet des œuvres musicales dans des films tels : «Adieu Bonaparte» de Youssef Chahine, «Le Dernier Piano» de Jimmy Keyrouz, «Les Saveurs du palais» de Christian Vincent, «Retour à la vie» (Clean and Sober) de Glenn Gordon Caron, «La Vie des autres» (Das Leben der Anderen) de Florian Henckel von Donnersmarck, «Les Marins perdus de Claire Devers» et bien d'autres. Artiste prolifique et surtout talentueux, Yared a reçu le César de la meilleure musique de film pour L'Amant (1993) et l'Oscar de la meilleure musique de film pour Le «Patient anglais» (1997). Son talent a dépassé les frontières, le compositeur a collaboré avec une pléiade d'artistes et de chanteurs, entre autres, Charles Aznavour, Johnny Hallyday, Françoise Hardy, Sylvie Vartan ou encore Gilbert Bécaud. Dans cet entretien, il nous parle aussi de sa rencontre avec Jean-Luc Godard à travers laquelle il avait composé la musique du film « Sauve qui peut (la vie) », un long-métrage qui avait marqué le retour de Godard au cinéma, ainsi que sa démarche et sa perception artistiques. On l'a rencontré à Marrakech dans le cadre de la 19e édition du FIFM. Les propos. Al Bayane : il y a des musiques qui nous emportent, qui nous amènent à des univers sensibles et transcendants. En effet, il faudrait parfois une oreille intelligente et sensible pour saisir l'essence d'une mélodie, d'un rythme, d'une vibration et d'une composition. Qu'est-ce qu'une bonne musique pour vous ? Gabriel Yared : Une bonne musique, c'est une musique qui s'adresse à votre cœur, à votre âme parce qu'elle existe. C'est une musique qui s'adresse à votre intellect parce qu'il suscite des questions chez vous, mais aussi à vos émotions. Elle a forcement non seulement un thème, mais elle a aussi un bâti, une architecture. La musique doit être construite même dans une chanson parce qu' il y a un A et un B. Les musiques les plus parfaites sont les musiques ethniques parce qu'on ne sait pas d'où elles viennent. Quand j'écoute un Gnaua chanter, je dis que c'est de la musique, une grande musique. Ce sont des musiques qui me dépassent. Elles sont extraordinaires. Comment êtes-vous venu dans le domaine du cinéma ? Devenir compositeur de musiques de films était-il un rêve, une envie ou un fruit du hasard ? Je ne pensais pas que j'allais travailler dans le cinéma. Je n'ai jamais aspiré à devenir un compositeur de musique de films. Pour moi, j'aspirais à devenir un compositeur tout simplement. En fait, que j'écrive une chanson, une publicité... pour moi, c'est la même chose, c'est la même conscience qu'on applique aux choses. Pourrez-vous nous en expliquer encore plus ? Quand j'ai commencé à faire des films, je me suis dit que je ne suis pas un cinéphile averti, je n'ai pas de culture cinématographique. Pour moi, la meilleure façon d'approcher un film, c'est de m'y intéresser dès le début. Souvent, je demande à lire le scénario, à rencontrer le réalisateur ou la réalisatrice, de parler avec eux afin de savoir ce qu'ils attendent de la musique. C'est ainsi que je procède. Par la suite, quand je rentre dans un film, je ne le quitte que lorsqu'il est fini. Donc, c'est un processus de co-création avec le réalisateur. Une musique de films est-elle différente de celles des autres musiques. Comment la définissez-vous ? Faire de la musique de films, c'est autre chose que de composer de la musique pour un projet et non pas forcement pour des images dès le départ ; surtout pour un projet qui part d'un scénario avec maître un d'œuvre qui s'appelle le réalisateur ou la réalisatrice. Pour créer une bonne musique pour un film, il faut que le réalisateur lui donne de l'espace pour s'exprimer. Par exemple, Federico Fellini accorde à la musique une place importante dans ses films. Quand la musique est là, on n'entend qu'elle ! Autrement dit, il faut que le réalisateur comprenne l'importance d'une musique en lui donnant un espace dans le film pour se manifester et pour parler parce c'est un personnage parmi d'autres. Quelles sont les plus grandes musiques de films pour vous ? Pour moi, les plus grandes musiques de films sont celles qui ont un thème et qui s'adressent à l'oreille. On ne peut pas retenir une simple musique qui a un habillage qui souligne les moments de drame ou de courses folles. Il faut qu'il y ait un thème. Un thème, c'est ce qui fait vivre une musique et c'est ce qui accroche le plus. Si la musique était un corps, le thème serait son visage. Il faut qu'il ait ce visage qui parle à l'auditeur. Vous avez fait la musique du dernier film de Jean-Luc Godard qui nous a quittés en septembre dernier. Ce film a marqué le grand retour de Godard au devant de la scène cinématographique internationale. Et si vous nous en disiez un peu plus par rapport à cette collaboration. Ma rencontre avec Jean-Luc Godard a été significative dans le sens où il ne m'a pas montré des images. Il m'a dit que ça ne sert à rien. Il m'a dit : je vais vous raconter. Il m'a dit en quelques phrases son film. Et puis, j'ai commencé à travailler à partir de ça. Préférez-vous rencontrer les réalisateurs avant ou pendant le tournage d'un film ? Quelle est votre démarche de travail ? Les affinités esthétiques et cinématographiques sont-elles nécessaires pour vous ? Ce que je préfère pour composer des musiques de films, c'est une rencontre avec quelqu'un. Moi, je compose la musique non seulement pour un film, mais aussi pour celui ou celle qui venait me voir en me disant : « j'ai envie de travailler avec toi. J'ai envie que tu apportes quelque chose à mon film. » C'est avec eux que je travaille. Vous avez signé la musique du premier long-métrage «Le Dernier Piano» du réalisateur libano-mexicain Jimmy Keyrouz. L'histoire de cette œuvre cinématographie autour d'un pianiste en temps de guerre démontre combien l'art, le cinéma et la musique sont nécessaires au monde. Comment avez-vous imaginé et composé cette musique qui était, si nous n'osons dire, un personnage fort ? La musique panse déjà les plaies du monde. Si la musique n'existait pas, on souffrirait tous. On serait tous des petits enfants perdus. La musique, elle ne panse pas forcement les plaies du monde, mais elle est nécessaire au monde. C'est une voix de tout ce qui est incessible, de tout ce qu'on ne peut pas dire, la musique peut le dire. Or, ce n'est pas sa seule fonction dans le film de Jimmy Keyrouz parce que le sujet est déjà très fort. C'est-à-dire, un pianiste qui veut devenir un pianiste concertiste à qui on lui casse son piano, on lui casse sa vie. Il va passer son temps à la quête du sens pour reconstituer son âme, sa passion. J'ai rencontré Jimmy Keyrouz. On lit le scénario ensemble et on a convenu de faire telle ou telle musique. La musique a une utilité au-delà du dialogue, au-delà des images. En d'autres termes, ce que la personne ne dit pas, la musique peut nous le dire. Les accroches : «Les musiques les plus parfaites sont les musiques ethniques parce qu'on ne sait pas d'où elles viennent.» «Pour créer une bonne musique pour un film, il faut que le réalisateur lui donne de l'espace pour s'exprimer.» «Si la musique était un corps, le thème serait son visage. Il faut qu'il ait ce visage qui parle à l'auditeur.» « Ma rencontre avec Jean-Luc Godard a été significative dans le sens où il ne m'a pas montré des images. » «Si la musique n'existait pas, on souffrirait tous. On serait tous des petits enfants perdus.»