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Dans «Mohammed V, dernier sultan et premier roi du Maroc», l'historien Benjamin Badier rappelle à la conscience collective une figure illustre et plus complexe qu'il n'y paraît
Le roi Mohammed V demeure, dans l'imaginaire marocain, la père de l'indépendance et le souverain du «retour triomphal» de 1955. Les avenues portent son nom, son effigie est omniprésente et son souvenir nourrit encore aujourd'hui une mémoire nationale unanimement célébrée. Pourtant, derrière cette image édifiée au fil des décennies, se dessine un parcours autrement plus nuancé où se mêlent fidélités prudentes, compromis imposés et marges d'action étroites dans un univers colonial contraint. C'est cette complexité que restitue l'historien Benjamin Badier dans un ouvrage publié fin août chez Perrin. Docteur en histoire contemporaine, spécialiste du Maghreb et des décolonisations, M. Badier entreprend de relire la trajectoire de Mohammed V à la lumière de sources marocaines et françaises largement inédites. En croisant les dépêches de la Résidence générale, les archives du Quai d'Orsay, les correspondances royales et les publications de l'Istiqlal, il reconstitue la trame d'un règne que l'historiographie officielle a souvent figé. L'auteur affirme que «écrire la vie de Mohammed V n'a rien d'aisé, tant le "père de l'indépendance" est aujourd'hui encore une figure tutélaire au Maroc». Son ambition est claire : restituer à l'histoire toute sa densité, en restituant les hésitations, les calculs et les choix qui ont accompagné l'avènement d'un Etat indépendant. La mort du «sultan des Carrières centrales» a provoqué une onde de choc au Maroc. L'opposition disait qu'avec la disparition de ce dernier, le principe monarchique et la consécration populaire ne sont plus des acquis. Une dizaine de personnes ont péri en marge de ses funérailles, Si M'Bark Bekkaï, ministre de l'intérieur, ancien président du conseil et un de ses grands collaborateurs, s'est éteint quelques semaines après le roi défunt. L'historien Benjamin Badier, dans Mohammed V, dernier sultan et premier roi du Maroc (Perrin, 528 pages, 26 euros, 340 dirhams), publié le 28 août, lui importe, s'attelle à un sujet aussi prestigieux que sensible : la biographie de Mohammed V, dernier sultan du protectorat et premier roi du Maroc indépendant. Docteur en histoire contemporaine, familier des archives coloniales et des débats sur la décolonisation, il choisit de restituer avec précision le parcours d'un souverain érigé en héros national. Il écrit dès l'introduction que «écrire la vie de Mohammed V n'a rien d'aisé, tant le "père de l'indépendance" est aujourd'hui encore une figure tutélaire au Maroc». Par cette remarque inaugurale, l'auteur fixe sa ligne : confronter la légende au matériau documentaire, non pour détruire une mémoire collective, mais pour la replacer dans ses conditions historiques. C'est aujourd'hui que sort ma biographie de Mohammed V aux @EditionsPerrin, adaptée de ma thèse. Pour l'occasion, tous les dix likes je commente un funfact sur le "dernier sultan et premier roi du Maroc" ! pic.twitter.com/PqT1ENND9m — Benjamin Badier-Hodayé (@BenjaminHodaye) August 28, 2025 L'entreprise relève d'un pari intellectuel. La figure de Mohammed V, omniprésente dans l'imaginaire marocain, se trouve parfois enfermée dans un récit héroïque. M. Badier précise que «regarder l'histoire au-delà du roman royal» est une exigence indispensable pour comprendre les ressorts véritables d'une indépendance qui fut moins linéaire qu'on ne le raconte. Son livre s'inscrit ainsi dans un effort de renouvellement historiographique, où l'histoire nationale se trouve confrontée à la critique savante. Une enquête nourrie d'archives marocaines et françaises L'ouvrage impressionne par la variété des sources qu'il dévoile. M. Badier recourt aux archives françaises, depuis les dépêches du Quai d'Orsay jusqu'aux notes confidentielles de la Résidence générale, tout en exploitant des documents marocains rarement utilisés : correspondances royales, publications de l'Istiqlal, témoignages contemporains. Il souligne que «le croisement de documents français et marocains fait apparaître des divergences notables dans la perception des mêmes événements». Cette démarche comparatiste permet de dépasser les biais nationaux et de restituer une trame plus équilibrée. L'auteur insiste sur la position initialement fragile du souverain. Il rappelle que «le sultan ne détenait qu'une autorité symbolique, chaque décision d'importance transitant par la Résidence générale». Dans le Maroc du protectorat, le palais demeure un lieu de représentation plus que de pouvoir réel. Ce n'est que progressivement, à mesure que les tensions politiques s'aiguisent, que Mohammed V acquiert une stature singulière. La lecture attentive des documents révèle les ambiguïtés d'un règne. Selon l'historien, «le retour de Mohammed V en 1955 n'est pas l'effet d'un miracle, mais l'aboutissement d'une série de négociations et de pressions diplomatiques». Il refuse d'enfermer l'événement dans une dimension providentielle, préférant montrer les logiques d'alliances et de compromis qui rendent possible ce retour. M. Badier déploie une écriture sobre, fondée sur une observation constante des faits. Quand il aborde la relation du sultan avec les dirigeants nationalistes, il constate que «le souverain n'a pas immédiatement pris le parti des indépendantistes, il a d'abord cherché à préserver la relation avec la France». Cette affirmation contredit une mémoire trop consensuelle, qui fait du roi un allié naturel des mouvements de libération. La démarche consiste donc à restituer une chronologie où les positions se déplacent. Le souverain, d'abord considéré par l'administration coloniale comme un interlocuteur loyal, devient peu à peu suspect aux yeux de Paris, notamment après les émeutes de Casablanca en 1952. M. Badier écrit que «les événements de Casablanca en décembre 1952 accentuèrent la méfiance française, convaincue que le sultan jouait un double jeu». Cette lecture invite à reconsidérer les conditions de la rupture. Une réévaluation historiographique de la décolonisation marocaine L'apport le plus original du livre réside sans doute dans la volonté de redonner à la décolonisation marocaine toute sa complexité. L'auteur observe que «le récit de l'indépendance a longtemps éludé les violences et les divisions qui l'ont traversée». Loin d'une marche triomphale vers la liberté, la période apparaît comme un moment de tensions multiples. L'exil du souverain, en 1953, illustre cette complexité. Déposé par les autorités françaises, Mohammed V est d'abord envoyé en Corse, puis à Madagascar. M. Badier insiste sur le fait que «l'exil ne fut pas uniquement le fruit d'un affrontement binaire entre colonisateur et colonisé, mais aussi l'aboutissement d'une stratégie française cherchant à imposer un sultan plus docile». Cette explication nuance la vision d'une opposition radicale et met en lumière les calculs de Paris. Le rôle du contexte international est également mis en avant. L'historien rappelle que «la guerre froide, la pression américaine et la situation tunisienne ont pesé sur les choix de Paris». Washington redoutait une déstabilisation régionale et favorisa discrètement le retour du souverain. Ce facteur extérieur révèle que l'indépendance marocaine ne fut pas seulement le produit des forces internes, mais aussi le résultat de rapports mondiaux. Après son retour en 1955, Mohammed V apparaît sous un jour nouveau. Accueilli en héros, il bénéficie d'un prestige considérable. Toutefois, M. Badier note que «le souverain, après son retour triomphal, a dû composer avec des forces nationalistes qui espéraient une monarchie constitutionnelle». Or, la trajectoire qui s'impose est celle d'un pouvoir royal renforcé. En 1957, Mohammed V adopte le titre de roi et installe la monarchie au centre de la vie politique. Ce choix suscite des tensions avec les partis. L'auteur observe que «l'indépendance a permis à Mohammed V de transformer la monarchie en pivot du système politique, au détriment des aspirations démocratiques de certains mouvements». Ce constat rappelle que l'histoire du Maroc indépendant s'est jouée autour de la réaffirmation monarchique. L'ouvrage interroge aussi la mémoire collective. M. Badier écrit que «la mémoire nationale a figé Mohammed V en héros unanimement célébré, alors que son parcours révèle des compromis, des hésitations et des calculs». Cette tension entre mémoire et histoire constitue l'un des fils conducteurs du livre. Elle explique le caractère sensible du sujet, tant l'image du souverain demeure un repère identitaire. Un regard critique et comparatif L'approche de M. Badier ne se limite pas à une description factuelle. Elle vise à replacer Mohammed V dans une perspective comparée. L'auteur suggère que «l'histoire de Mohammed V pourrait être comparée à celle d'autres souverains ayant traversé la décolonisation, comme Sihanouk au Cambodge ou Farouk en Egypte». Ce rapprochement ouvre des perspectives plus larges : comprendre comment des monarques ont pu, chacun à leur manière, incarner la transition entre l'ordre colonial et l'indépendance. L'historien n'élude pas les contradictions du personnage. Il montre que «le sultan apparaissait aux yeux de l'administration française comme un allié jusqu'au milieu des années 1940». Puis il souligne que «la pression nationaliste et les manifestations de Casablanca modifièrent la perception française, convaincue que le sultan cherchait à se poser en protecteur des indépendantistes». Ces glissements soulignent la complexité du rôle royal, à mi-chemin entre fidélité à l'ordre établi et soutien aux aspirations populaires. L'analyse s'étend aux relations avec l'Istiqlal. M. Badier observe que «la relation entre le sultan et les dirigeants de l'Istiqlal fut faite d'alliances provisoires et de rivalités, chacun cherchant à incarner la légitimité nationale». En exposant ces rivalités, il rompt avec la vision harmonieuse d'une unité nationale soudée autour du roi. Le style choisi se distingue par une volonté de clarté. L'auteur insiste sur le fait que «la mémoire collective repose sur des simplifications nécessaires, mais l'histoire doit s'attacher à la complexité». La phrase condense l'ambition de l'ouvrage : confronter l'imaginaire aux sources, substituer au mythe une vérité plus nuancée. Enfin, M. Badier esquisse des pistes de recherche futures. Il écrit que «l'étude de Mohammed V gagnerait à être prolongée par une histoire sociale de l'indépendance, attentive aux acteurs anonymes, aux paysans et aux ouvriers qui ont vécu cette transition». Par cette suggestion, il rappelle que la décolonisation ne se réduit pas aux grandes figures, mais concerne aussi les sociétés dans leur ensemble. Un apport décisif pour l'histoire du Maroc contemporain Le livre de M. Badier contribue à renouveler la connaissance du Maroc du milieu du XXe siècle. En dépassant l'hagiographie, il restitue la complexité d'une période fondatrice. Le souverain y apparaît non comme un héros solitaire, mais comme un acteur contraint, évoluant dans un univers de pressions coloniales, de rivalités partisanes et de rapports internationaux. Le lecteur découvre un Mohammed V à la fois stratège prudent et figure symbolique, qui parvient à tirer parti des circonstances pour affermir la monarchie. L'historien souligne que «raconter Mohammed V, c'est raconter la difficile naissance d'un Etat indépendant, avec ses promesses et ses ambiguïtés». Par cette formule, l'auteur résume le sens de son entreprise. La biographie qu'il propose n'est pas seulement un récit de vie, mais une réflexion sur la manière dont une figure politique devient un mythe national. Elle rappelle la nécessité d'interroger les récits dominants pour restituer l'épaisseur de l'histoire. Avec ce livre, M. Badier signe un travail d'érudition accessible, qui associe rigueur critique et lisibilité. Sa contribution marque une étape importante dans l'écriture de l'histoire contemporaine du Maroc et invite à une réflexion plus large sur la mémoire des décolonisations.