La Cour de révision a entériné un système judiciaire qui transforme l'incertitude en “circonstances atténuantes” et invente la justice de compromis qui condamne au bénéfice du doute. La Cour de révision française a rejeté la semaine dernière le recours de Omar Raddad, condamné en 1994 à 18 ans de réclusion criminelle pour le meurtre de sa patronne Ghizlaine Marshal. Elle confirme ainsi la culpabilité douteuse du jeune père de famille marocain partiellement gracié par le président Jacques Chirac. Même si cette grâce partielle mettait en relief le doute qui avait assailli une majorité de Français au lendemain de la condamnation de Omar Raddad,la Cour a considéré que les éléments nouveaux apportés par la défense n'avaient “rien de déterminant, l'ADN [retrouvé sur la porte portant l'inscription “Omar m'a tuer ”] pouvant avoir été déposé avant ou après le crime ”. La réplique de Omar Raddad, très déçu, ne s'est pas fait attendre : “pourquoi la justice française, a-t-il déclaré, m'a demandé de faire des tests sur les traces d'ADN si ces tests ne représentent pas des éléments nouveaux”. Le “coupable sur mesure”, selon l'expression de l'académicien Jean-Marie Rouart, a dénoncé par ces mots une “justice à deux vitesses” qui, dès le début de l'affaire, s'est acharnée à faire de Omar Raddad le bouc émissaire d'une enquête policière bâclée et d'un procès hâtif qui puait le parti-pris raciste. L'exemple le plus flagrant de cette justice à deux vitesses est illustré par une peine excessivement légère à laquelle avait été condamné, à la même époque, Jacky Barra. Pour avoir tué en mars 1990, en tirant dans le tas, un jeune Marocain, Saïd Mhani, et rendu invalide son frère Miloud, l'assassin n'avait été condamné par la Cour d'assises de l'Yonne qu'à six ans de prison. La justice française avait réussi le paradoxe d'avoir la main plus lourde dans le doute que dans la certitude remettant d'actualité, trois siècles plus tard, La Fontaine et ses “animaux malades de la peste” : “selon que vous serez puissant ou misérable”, on dira aujourd'hui, visage pâle ou peau basanée, “les jugements de la cour vous rendront blanc ou noir”. La défense d'Omar Raddad, menée par Me Jacques Vergès n'a pas beaucoup aidé le présumé coupable en optant pour “une stratégie de rupture” qui a fait ses preuves dans des affaires jouées d'avance comme le procès du nazi Barbie ou des intégristes algériens. Mais n'étant ni Barbie ni barbu, une ligne de conduite plus classique aurait peut-être permis à Omar Raddad de se tirer d'affaire. Néanmoins, l'erreur de stratégie de la défense n'absout pas la justice française et sa responsabilité dans ce déni de justice. Elle demeure d'autant plus engagée que le verdict de la Cour de révision a préféré maintenir une culpabilité peu convaincante que de risquer l'aveu de l'erreur judiciaire. Pourtant, en accordant des “circonstances atténuantes” à un crime odieux, la Cour de Nice avait elle-même attiré l'attention sur les interrogations que laissaient entières un procès jugé dans une ville comme Nice, teintée de lepénisme, devant un jury populaire orienté par un magistrat plus soucieux de déstabiliser les témoins à décharge que d'ordonner une justice sereine. En son temps, les “circonstances atténuantes”, avaient été dénoncées par le quotidien français “Libération” comme “une demi-mesure entre l'atrocité du crime et le doute”. Dans ce jugement où les preuves à charge étaient extrêmement faibles et s'appuyaient uniquement sur la plus douteuse des sciences - la graphologie, le “Nouvel Observateur” (3-9 février 1994) a remis en cause un président de la cour, “censé arbitrer les débats”, qui cherchait plutôt “à mettre dans l'embarras” non seulement l'accusé “mais aussi tous ceux qui lui (étaient) favorables”. “Le Monde” (4 février 1994) n'est pas en reste. Pour le quotidien parisien, on s'était retrouvé devant une invraisemblable accumulation de négligences au cours de l'enquête et de l'instruction. Si bien qu'on est arrivé à l'audience sans que ni le jour ni l'heure du meurtre aient été établis avec précision, sans que des analyses déterminantes aient été faites en temps utile, sans que l'alibi du meurtrier présumé ait été suffisamment démonté, sans que les experts aient pu dire si la victime était en mesure d'écrire avec son sang la fameuse phrase accusatrice : “ Omar m'a tuer ”. Même “Le Figaro”, dont la chronique judiciaire avait fait la culpabilité d'Omar Raddad un fait établi, n'a pu faire autrement que relever les hésitations du procès. Jean-Marie Rouart, écrivain, journaliste et alors directeur du “Figaro littéraire”, aujourd'hui académicien, rachète le quotidien en passant des nuits blanches à reconstituer l'affaire. Il en a découlé un livre “Omar, la construction d'un coupable ”. Sur 165 pages, il démontre comment en observant “d'un peu plus près la vie de Ghislaine Marshal”, il s'aperçoit “ vite que s'il y a un certain nombre de personnes susceptibles d'avoir eu un intérêt à la tuer, il n'y en a qu'une qui, certainement, n'en avait aucun : c'est Omar ”. Dans cette enquête qui a négligé plusieurs pistes du côté des relations de la victime où les mystères de l'argent, les secrets des banques en Suisse ne sont jamais loin des réseaux parallèles et du monde du renseignement, l'académicien a vu “un innocent à partir duquel, pour des raisons qui ne [lui] échappent qu'à moitié, on s'est efforcé de construire un coupable ”. C'est ce que la Cour de Révision, de son côté, s'est efforcée à maintenir, préférant au déjugement de son système qui a transformé l'incertitude en circonstances atténuantes, l'invention de la justice de compromis qui condamne au bénéfice du doute. C'est dommage, car on croyait que dans la patrie des droits de l'Homme, on préférerait innocenter un probable coupable que de condamner un éventuel innocent.