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Parcours de combattants intégristes
Publié dans La Gazette du Maroc le 30 - 06 - 2003

Ils sont quatre frères au destin étrange. Salaheddine, Ahmed , Abdallah et Abdelaziz, quatre jeunes Marocains dans le vent qui franchissent chacun à son moment la ligne rouge du Jihad et s'enrôlent comme soldats de Dieu en Afghanistan et en Bosnie.
Le premier perd un œil,
le deuxième la raison, le troisième, le plus jeune, est mort dans une caverne à Tora Bora. Et Abdelaziz, impliqué dans les attentats du 16 mai,a été arrêté le 15 juin dernier à Algésiras.
Dans la banlieue sud de Serbrenica, un jeune Marocain nommé Salaheddine patrouille, fusil à l'épaule. Il est habillé à l'afghane, un turban en guise de couvre-chef, une gandoura en tissu rêche et une barbe hirsute avec ça et là des trous comme si le poil refusait de pousser par endroits. Salaheddine est un leader. Très vite, les autres moujahidines arabes qui ont fait le pèlerinage en Bosnie-Herzégovine ont trouvé en lui un ami solide, un homme de poigne, un caractère fort qui n'hésite pas à prendre les devants quand tout le monde décide de se terrer en cas d'offensive ennemie. Il paraît qu'un jour, Salaheddine a combattu seul pendant des heures sans renforts et a réussi à faire reculer les Serbes de Bosnie qui venaient perpétrer un nouveau génocide dans une banlieue désertée près de Behac. Dans le quartier Boughaz de Tanger, appelé aussi Hay Al Mouadafin, Salaheddine partage les avis. Dans une mosquée non loin du quartier, "c'est un héros de l'islam, un homme qui a combattu les mécréants , qui est allé les chercher dans leurs terriers pour leur faire la peau. Des hommes de son calibre ne courent pas les rues. Vous croyez que c'est une mince affaire de prendre son sac et d'aller s'enrôler soldat de Dieu ? ". Nous n'essayons même pas de pousser la conversation plus avant. Un deuxième larron, prévenu de notre présence dans la mosquée, vient marteler son chapelet d'injures, d'invectives et de sermons : "Ce sont les fouille-m… comme vous qui nous causent du tort. Vous allez défigurer la mémoire d'un grand homme, d'un martyr de l'islam qui a donné sa vie pour la gloire de notre religion. Ecris-le dans ton journal que nous sommes tous appelés un jour ou l'autre à mourir pour la juste cause de Dieu, écris-le peut-être que la grâce de Dieu effleurerait ton être". Parfait arabophone, notre prédicateur, sorti de nulle part, tenait à nous asséner son prêche en parfaite langue de Voltaire, histoire de nous clouer le bec. Et il disparaît comme avalé par la foule qui a presque applaudi la grande sortie de monsieur-je-n'ai-peur-de-rien-et-advienne-que-pourra.
Le reste des témoignages était formel, très prévisible. Les fidèles de la mosquée ont salué la mémoire du mort de Tora Bora, demandé le pardon au héros de Behac en espérant que Dieu redonne la raison au troisième frère qui court dans les rues, en haillons, à la recherche d'un vieux souvenir d'avant l'embrigadement et les camps de lavage de cerveau.
La guerre de Bosnie
Dans les cafés, les avis sont mitigés. Salaheddine et ses frères sont tout bonnement "des fous, des malades mentaux qu'il fallait interner avant qu'ils n'aillent plus loin". Pour d'autres ce sont des jeunes victimes comme "tant d'autres Marocains qui ont payé le lourd tribut de la haine et du fanatisme". Fait curieux, petits et grands semblent connaître des pans entiers de l'histoire de cette famille simple et sans éclat qui a toujours vécu dans l'ombre jusqu'au jour où l'aîné des trois frères a décidé d'aller voir ce qui se passait du côté de Kandahar avant de pousser plus loin vers le fief des Talibans, à Peshawar. C'est une véritable légende la famille B. Tantôt on la sacralise poussant l'enthousiasme jusqu'à parler du saint Salaheddine, tantôt on la prend en pitié pensant à cette mère qui a vu ses trois enfants virer de bord, embrasser des voies qu'elle n'arrive pas à s'expliquer, mourir pour une cause à laquelle elle n'adhère pas et qu'elle ignore même, devenir fous alors que la vie se traçait devant eux claire, sereine, dans la confiance et une éducation toute marocaine qui ne diffère en rien de celle des voisins. Une voisine qui a quitté le quartier depuis des années et qui connaît très bien la mère raconte les moments durs d'une mère qui ne savait pas pendant des années où était passé son enfant. "Elle passait le plus clair de son temps à pleurer et à prier Dieu de lui rendre son enfant. Elle ne savait pas où il était. Elle n'avait aucune nouvelle. Elle nous disait qu'il était parti en Angleterre, mais il n'en est jamais revenu". L'histoire d'Ahmed l'aîné des frères B. pourrait paraître banale. Avant que l'histoire actuelle ne soit écrite en encre de sang, Ahmed était un jeune homme très beau. Un véritable étalon doté des plus beaux atouts de la nature. Un visage racé, des yeux bleus, un regard perçant et sûr, un front légèrement dégagé et un port de tête hautain. Grand et mince, il avait la carrure des gladiateurs prêts à affronter les fauves sous les hourras des tribuns. Les bonnes femmes regrettent encore ce colosse, taillé dans le roc, qui a mal tourné.
Son enfance est des plus ordinaires. Son père soldat dans l'armée marocaine en garnison au Sahara, ne le voit pas beaucoup. Il passe ses jours entre la rue, les camarades de classe, le jeu et sa mère. Adolescent, il était comme tous les beaux garçons de son âge, pris dans les méandres de la découverte de l'autre sexe, la drague et les balades en bord de mer. Il était aussi très féru de voyage. L'Europe l'attirait comme tous ses semblables qui pensaient trouver l'Eldorado à treize kilomètres du Cap Spartel. Dans les années 80, l'Interail faisait rage. On pouvait parcourir l'Europe sans visas et à un prix dérisoire. Pour Ahmed, c'est l'Angleterre qui l'attirait le plus. Chaque année, il y allait pour une période de deux mois. Débrouillard, un visage avenant, il trouvait du travail dans les hôtels, les restaurants et les bars. Sa vie était une succession de rêves de liberté, de nuits arrosées, de belles Anglaises en mal de beaux bruns venus du Sud. La vie coulait comme dans un film entre des petits jobs qui nourrissaient leur homme, de l'alcool, des joints et des boîtes de nuit. "C'était un type branché et très mode. Il s'habillait chic et avait beaucoup de prestance. Les filles tombaient comme des mouches et lui savait qu'il était irrésistible". Ce copain de jeunesse raconte aussi qu'Ahmed détestait son quartier, ne voulait plus jamais y revenir et pensait à un moyen de couper les liens avec sa vie à Tanger. Les années passent et après chaque voyage, le retour est plus douloureux. "Il nous racontait la belle vie à Londres et pestait contre ce quartier lugubre où rien n'attire le regard". Ahmed déniche un poste d'enseignant du premier cycle. Il est affecté dans un patelin paumé à Boulemane près de Fès. Sa vie tourne au cauchemar : "il flippait littéralement. Il ne supportait pas de vivre dans ce trou perdu. Je savais qu'il n'allait plus revenir et que ses jours au Maroc étaient comptés".
Les sept cercles de l'enfer
Partant pour Londres, il laisse entendre aux siens que c'était peut-être là la dernière fois qu'ils allaient le revoir et qu'il allait partir pour longtemps. Après les deux mois londoniens, Ahmed ne donne aucun signe de vie. Il se perd à Londres, passe d'un boulot à l'autre comme des milliers de Marocains comme lui partis à la recherche d'une autre vie, déniche une Anglaise, marginalisée que l'on dit Skin Head et lui fait un enfant.
La boucle est bouclée. Ahmed a coupé les liens avec Boulemane et Hay Al Mouadafin. Une nouvelle vie prend racine avec d'autres amis, d'autres idées, d'autres aspirations. Le mode de vie de sa compagne déteint très vite sur lui. Ahmed devient accro à la cocaïne et à l'héroïne, se rase la caboche, perd le Nord et adopte les moeurs Skin Head avec plus de virulence que les natifs de Londres purs et durs. La vie dans la ville du brouillard trouble l'esprit et rend la vision quelque peu floue pour peu que l'on ait des prédispositions pour les excès de tous genres.
Ahmed change de peau et d'accro, il devient dealer renommé avec pignon sur rue. Le Tanjaoui roule des mécaniques dans les ruelles sombres de Londres et fait encore tomber les Anglaises comme des mouches. Très vite, le réseau s'élargit et l'horizon devient plus ensoleillé. Il fourgue sa came à Madrid, à Séville ou à Barcelone, fait des allers-retours, graisse la patte à tout le monde. Bref, Ahmed devient un as de la route sur le chemin du trafic et autres variétés vagabondes sur le thème de la cassure de l'âme. "Je l'ai revu une fois, il était méconnaissable. Un autre type, un monstre. Le visage émacié et le regard haineux". Ahmed venait de franchir le deuxième cercle de l'Enfer. Le troisième cercle, il le vivra pendant cinq années en prison pour recel de drogues et trafic interfrontalier. Le quatrième cercle est franchi à son tour après quelques mois de taule. Les médecins statuent sur son cas et délivrent un rapport sur l'état de santé mental du détenu. Le verdict est sans appel : Ahmed perd la tête et sombre petit à petit dans la folie. Il purge une peine d'un an et demi et se voit expédié au Maroc. C'était l'année de ses vingt-sept automnes et le début du grand déclin précipité par l'entrée de plein fouet dans les nacelles du cinquième cercle de l'enfer. Nous sommes en 1991. Sans transition, Ahmed passe du crâne rasé à la grosse tignasse avec barbe hirsute et turban sur la tête. Il s'habille à l'afghane, arbore une gandoura très courte et des sandales. Le Skin Head est loin derrière laissé quelque part dans une prison londonienne. "Il était déjà une célébrité dans le quartier. Tout le monde parlait de son passage en prison, de son trafic de drogue et de sa période de folie. Lui, non plus ne se gênait pas de relater dans les détails les exploits de ses amis londoniens et les années de faste et de folie vécues là-bas". Mais rien sur sa fille ni sur sa "femme". Le chapitre est clos. Ses divagations prenaient par moments des allures de véritables menaces. Un de ses "amis" qu'il a convié à un thé dans un café de la ville raconte l'horreur de voir un homme déchoir de la sorte : "nous étions dans un coin en face de l'Hôtel Solazur. De but en blanc, Ahmed me confie qu'il allait faire sauter la baraque, qu'il était sur le projet d'une bombe qu'il voudrait faire exploser pour leur montrer qui il était".
Une autre connaissance qui l'a fréquenté avant son périple londonien et après sa "folie" revient sur cette journée pas comme les autres où une salle de culture physique a été saccagée par le mastodonte. : "c'est une salle où des femmes viennent faire du sport. On ne sait pas comment les choses se sont passées, mais il a bondi comme un fauve et saccagé le local à coups de pierres. Evidemment, les choses ont pris une très mauvaise tournure, la police est venue, on l'a écroué. Il a passé quelques semaines en prison et il est revenu dans le quartier aussi inébranlable qu'avant". Sa folie n'avait plus de limites, il est devenu violent, courrait derrière les gens et de temps à autre avait des moments de calme et de "raison" où il tapait dans un ballon avec les mômes. Quand Sa Majesté le Roi Mohammed VI a été intronisé après la mort de feu Hassan II, le gaillard n'a rien trouvé de mieux à faire que d'écrire une lettre qu'il voulait déposer au cabinet royal. Il fait la route jusqu'à la capitale muni de sa missive qu'il voulait transmettre à Sa Majesté. Le comble de la folie. Il fut arrêté et admis à l'hôpital psychiatrique. Il raconte plus tard qu'il a su déjouer la vigilance des gardiens et a réussi à faire la belle en sautant par dessus le mur et les grillages. "De vieux réflexes appris sur le macadam londonien quand il se faisait courser par les policiers de la couronne", laisse éclater un ami, ironique qui ne comprend pas ce qui est arrivé réellement à "un garçon qui était le plus intelligent, le plus brillant de nous tous". Aujourd'hui , sa vie se résume à des bribes du passé, des insultes quand il se met en rogne et des moments de grande sérénité, entrecoupés d'une bonne partie de football avec les gamins. Il n'est pas disert, vous scrute comme un spéléologue des profondeurs humaines, vous pénètre avec un regard à la fois hagard et affolé ou alors complètement absent, esquisse des bouts de phrases et éclate de rire vous laissant coi. De son passé de truand, il ne dit pas un seul mot, il rigole quand on lui parle de la drogue, de l'Afghanistan et des amis islamistes assassins. Le 16 mai semble n'avoir pas existé dans sa tête… Abdallah est le grand saint de la famille Benyaïch. C'est un martyr, un homme qui a donné son sang, son cœur et son corps en tribut à la cause du bien contre le mal.
Mort à Tora Bora
Il est mort à Tora Bora sous les décombres lors des bombardements des B52 américains qui rasaient le pays et faisaient éclater les montagnes en millions de morceaux. Il avait vingt- six ans. La fleur de l'âge. Mais en termes de vie, il n'en pas eu beaucoup. C'était le type d'homme destiné à passer l'arme à gauche plus vite que ses semblables. "D'ailleurs c'était son souhait le plus cher". Son enfance n'est pas plus compliquée que celle de son frère. Le père, cuisinier dans l'armée marocaine étant souvent absent, les gamins se sont retrouvés face à eux-mêmes. Les aînés deviennent vite les modèles à suivre. Et le spectre d'Ahmed plane sur toute la fraterie qui voudrait vivre aussi durement et aussi dangereusement. Le passage au collège est des plus calmes. Ordinaire même. On dit qu'Abdallah n'était pas un crac, mais un type assez posé et pas trop turbulent. Il était tellement désintéressé, qu'il laisse tout tomber et tourne le dos aux études. Après la récréation forcée du collège, le jeune homme avait tout le loisir de traîner ses savates dans le quartier Boughaz à ne rien faire. Chez les Benyaïch, l'amour des belles filles est dans les gènes : "ou alors c'est parce qu'ils sont très beaux".
Il passait alors la sainte journée à courir les jupons et à monter des histoires d'un soir pour se sentir bien. Comme son aîné, le rêve d'aller loin le tenaillait. "Un passage de l'autre côté du détroit est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Il en parlait souvent, nous soûlait avec ses histoires de plans ailleurs avec des gens qui pourraient comprendre sa mentalité mieux que nous". Voulant à tout prix marcher sur les pas de son frère Ahmed, il passe de l'autre côté et séjourne pendant un moment à Ceuta. Là, la drogue devient son monde. Il dealait de tout : haschich, cocaïne… tout ce qui lui tombait sous la main. : "il est tombé sur des criminels très bien structurés qui faisaient dans tous les trafics possibles et imaginables, de la petite télévision à l'Africain qu'ils font passer de l'autre côté ou qu'ils laissaient mourir face à la houle. On lui a fourgué des pistolets réels qu'il arborait avec fierté dans le quartier." Un jour il est revenu avec le visage tailladé. Le beau gosse faisait peur avec une cicatrice qui lui parcourait la moitié de sa tête. On dit que c'était lors d'une bagarre de fous où les gens tombaient comme des cafards écrasés.
Le beau Abdallah affiche désormais une "tronche" pas possible et les gens commençaient à se méfier. De retour dans le quartier, il a changé de look. Sa barbe tentait tant bien que mal de cacher sa balafre qui sillonnait son visage, bizarrement. Le type violent, délinquant, bagarreur, je-m'en-foutiste a laissé la place à un autre bonhomme mielleux mais belliqueux, très calme aux sautes d'humeur fracassantes. Fini les boîtes de nuit, révolu le temps des orgies et des beuveries tous azimuts.
Aujourd'hui il a troqué ses bars pour les mosquées et ses amis truands d'hier sont aujourd'hui d'autres types, tous barbus, au verbe facile avec la détermination bien solide d'en découdre avec ceux qui ne leur ressemblent pas. Il avait trouvé un boulot minable où il gagnait des clopinettes comparées aux liasses de billets qu'il brassait quand il donnait dans la drogue à Ceuta. Tout allait bien jusqu'au jour où il passa de l'autre côté du détroit. On parla de lui en Espagne. "On n'a jamais su comment ni quand il est parti. Du jour au lendemain il avait déserté les lieux". Pris dans le piège d'amis barbus, très puissants, il est envoyé en Afghanistan pour la guerre sainte. "Son profil est idéal. Un garçon qui n'a peur de rien, qui a tout vécu, qui s'est bagarré des milliers de fois, qui a la main très agile et qui en veut à tout le monde". Arrivé sur place en Afghanistan après un long voyage à travers l'Europe et la Turquie où il devait attendre un groupe de recruteurs, il est très vite embarqué parmi les têtes de convoi des Talibans. Lors des bombardements de Tora Bora, il tombe parmi des milliers d'autres. Sa famille l'apprend, pleure son fils et se console en pensant que c'est peut-être mieux comme cela.
Salaheddine reste tout de même l'énigme dans cette famille. C'est lui qui a ouvert la voie, le premier à avoir embrassé les préceptes radicaux des fous de Dieu. Sa vie sera à jamais liée à une histoire qui a fait date dans l'histoire récente du Maroc. On se souvient tous de cette fameuse lettre adressée par Abdeslam Yassine à feu Hassan II. C'est Salaheddine qui l'a traduite de l'arabe au français. C'est d'ailleurs à quelques mètres seulement de la maison où cette fameuse lettre à été pensée et écrite qu'habitent les Benyaïch. Salaheddine, le cadet, après son passage yougoslave, sa blessure, est aujourd'hui à Tanger et travaille dans une société de la place. Le passé n'a jamais existé pour lui.
Fin de la cavale
On ne saura pas non plus si la mort de son frère lui pèse sur la conscience ni si le sort de son autre frère, devenu fou ne lui gâche pas le sommeil la nuit. Tout semble rentré dans l'ordre pour Salaheddine qui a connu les prémices des mouvements radicaux au Maroc.
Mais la saga des Benyaïch n'en est pas une qui mérite que l'on s'y attarde s'il n'y avait pas un quatrième frère, impliqué directement dans les attentats meurtriers du 16 mai à Casablanca. Il s'agit d'Abdelaziz Benyaïch qui avait disparu dans la nature et qui comme ses frères avait un parcours pour le moins déconcertant. Dans le quartier, il faut s'armer de patience pour espérer tirer un témoignage ou deux concernant cette dernière carte Benyaïch. Autant, les "amis" et les connaissances parlaient facilement des trois autres, autant quand on leur pose une question sur le passé d'Abdelaziz, les langues semblent tranchées et le mutisme devient notre unique langage. "Il faut comprendre que l'affaire est très délicate. Personne ne peut s'aventurer à parler de lui. C'est quand même un homme recherché par la police pour une affaire gravissime". Celui qui parle venait de finir sa prière. Il semble en savoir plus que les autres, mais décide de nous envoyer voir ailleurs. On apprendra qu'Abdelaziz est un pur et dur, qu'il est costaud, qu'il peut endurer les pires sévices : "comme toute la famille, du reste", souligne un quadragénaire, instituteur qui tente de nous persuader que ce n'est pas dans le quartier qu'on pourrait récolter des informations. On arrivera tout de même à savoir que le bonhomme avait travaillé après des années de vadrouille en Europe, comme chauffeur dans une société de livraison à Tanger. Au milieu des années 90, on n'a plus de nouvelles de lui. Le gaillard a disparu de la circulation subitement comme ses frères du reste. On saura aussi qu'il a fait le voyage en Tchétchénie pour "la guerre sainte" et que pendant des mois, il était recherché dans le monde entier jusqu'à son arrestation le 15 juin dernier dans le sud de l'Espagne. On finira aussi par apprendre que les Benyaïch mâles ont une soeur qui est l'épouse de l'un des cadres d'Al Adl Wal lhsane, qu'elle prêche dans les mosquées et jouit d'une grande aura dans son entourage. On n'en saura pas plus sur les dessous de la famille, la dernière fois qu'on a vu Abdelaziz, ni sur les amis qui il rencontrait… Rien. La loi du silence prend le dessus et ceux qui avaient "sympathisé" avec nous regrettaient de nous avoir parlé. Avant de quitter le quartier, on rencontre l'illuminé de la mosquée, le barbu qui nous a demandé de bien écrire dans notre journal qu'Abdallah et Ahmed et les autres sont des martyrs pour la cause d'Allah. On lui pose une dernière question : et pourquoi n'es-tu pas allé faire le Jihad puisque tu en baves devant nous tous et que tu cries à qui veut t'entendre que c'est là l'unique voie pour le paradis ? "Qu'est-ce que vous en savez ? Qui vous dit que je n'ai pas fait mon devoir de musulman ? Pour être martyr, il ne suffit pas de mourir, il faut propager la parole de Dieu jusqu'aux oreilles des impies comme…".


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