Un accord de dernière minute autour de Leïla Au faîte de la crise, Sa Majesté le Roi décide de traiter directement l'affaire. Il a pour interlocuteur l'Américain Colin Powell. L'U.E. pour avoir joué mécaniquement la solidarité européenne avec des allures de “choc des civilisations”, regarde faire. Mardi 15 juillet, Rabat. Driss Jettou, ministre de l'Intérieur, donne en fin d'après-midi dans les jardins des Oudayas, à l'occasion du mariage royal, une réception en l'honneur des convives du Roi. La dernière des cinq journées de fête qui ont marqué les noces du Souverain. Tout le gotha représentatif du pays est là. Gouvernement, généraux, opérateurs économiques, figures culturelles, partis politiques, élus et quelques journalistes. On s'échange les amabilités de circonstance mais invariablement la discussion revient sur l'événement de la semaine, l'îlot Leïla et une question lancinante : que veut l'Espagne ? Que peut le Maroc ? Dans un coin, Mohamed Benaïssa est suspendu à son portable. Quelques instants plus tard, il quitte la réception. Dans l'allée, le général Hosni Benslimane, en civil, très sollicité par les invités, se fraye péniblement un chemin vers la porte. Ce sera ensuite au tour de Tayeb Fassi Fihri, secrétaire d'Etat aux affaires étrangères de suivre les traces de ces départs prématurés. Sur la même voie, le patron de la DST, le général Hamidou Laânigri attend impatiemment le secrétaire d'Etat à l'Intérieur, Fouad Ali El Hima, lui aussi très sollicité, puis partent ensemble. On peut facilement imaginer que le devoir appelle tout ce beau monde ailleurs. Au pied des remparts, Driss Jettou est en discussion animée avec Abdelwahed Radi, président de la Chambre des représentants et Mohamed Bouzoubaâ, ministre chargé des relations avec le parlement. A l'intérieur, à l'ombre des murailles et des orangers, le “commun des mortels” sirote un verre de thé et déguste des cornes de gazelle. Une longue nuit commence. Mercredi 17 juillet à 17 heures, Mohamed Benaïssa en rendra compte sur un ton où la colère le dispute à l'amertume. A ses côtés, Tayeb El Fassi a le visage fermé des journées sombres. Le ministre des affaires étrangères évoque son homologue espagnole, Ana Palacio, comme une femme perturbée et nerveuse. On comprend que le chef de la diplomatie madrilène lui a tenu des propos dignes de l'auberge espagnole à mi-chemin du “palabrotas” et du “grossiera”. Dans la “lenguaje de catetors”, elle somme le Maroc de quitter son île sans délai. Depuis la première conférence où les deux ministres avaient étayé la marocanité de l'île en présentant l'installation d'un poste d'observation de la Gendarmerie royale comme un acte relevant de l'exercice ordinaire d'une souveraineté avérée, la posture a changé. Les premiers viols de l'espace aérien national, volontairement ignoré par Rabat dans le souci de ne pas envenimer la situation, se sont transformés en une véritable agression espagnole contre l'île et l'intégrité territoriale du pays. Un acte qui “équivaut à une déclaration de guerre”, dit le ministre. Un geste qui rappelle que l'Espagne en est encore à 1880, ne connaissant de la diplomatie que sa version canonnière. A quatre heures d'une nuit d'été, un petit Caudillo du nom d'Aznar a ruiné trente ans d'une dure et patiente construction de relations plus ou moins sereines. Entamée en 1979 lors de la visite du Roi Juan Carlos à Fès, où il s'était élevé contre “la grande ignorance réciproque”, prolongée dans l'utopie par le généreux projet d'une liaison fixe à travers le détroit de Gibraltar, entretenue, bon an mal an, contre vents et marées, elle vient de se briser sur le roc d'un îlot qu'un journal comme “Le Monde” français qualifie de “sans importance stratégique”. Pour déloger six gendarmes, l'Espagne a déployé une armada de guerre composée de porte-avions, de frégates, d'hélicoptères de transport, de troupes, de sous-marins, violant au mépris du droit international, les eaux territoriales et l'espace aérien du pays. Cependant, le Maroc tempère sans rien céder de ses droits. Tout en acceptant un “statu quo” qui ferait de Leïla une île vierge de toute présence militaire, le ministre des Affaires étrangères marocain assure que le Royaume ne veut pas être “impliqué dans une crise militaire”. Au conseil des ministres qui donne ce jour même suite à l'agression espagnole, l'ambiance est grave. Le temps est à l'union sans faille surtout qu'à l'Est du pays, l'Algérie s'agite et pourrait voir dans l'affaire une brèche pour affaiblir le Maroc dans le dossier du Sahara. L'axe de la trahison Alger-Madrid qui s'active depuis plusieurs mois dans les coulisses contre le plan Baker se dévoile au grand jour. La diplomatie algérienne, la seule dans le monde arabe et islamique, sans vergogne, n'hésite pas à se solidariser avec Madrid. L'attitude est d'autant plus vile et malheureuse que du côté européen les mécanismes de solidarité occidentale fonctionnent dans un premier temps, parfaitement. Le porte-parole de l'Union européenne ne craint pas l'absurde en affirmant que l'île est “territoire de l'Union”. Le président Romano Prodi rectifiera bien plus tard en réclamant le retour au statu quo, mais la désapprobation, au moins, que l'on pouvait espérer de l'Europe ne vient pas. Dans des pays comme le Danemark, l'hostilité envers le Maroc est bien franche. Le premier ministre marocain Abderrahmane Youssoufi qui se charge d'entrer en contact avec Copenhague, peine vainement pendant trois jours à chercher un interlocuteur. Au conseil des ministres, l'émergence d'un nouveau front ouvert avec l'Espagne préoccupe Mohamed Elyazghi, numéro deux de l'USFP et ministre de l'habitat. Il est sèchement repris par Sa Majesté le Roi. Le Souverain rappelle ses prérogatives constitutionnelles de représentant suprême de la nation, symbole de son unité, garant de l'indépendance de la nation et de l'intégrité territoriale du Royaume dans ses frontières authentiques. Aurait-on dû laisser faire la provocation espagnole qui depuis le 6 juillet, à l'abri de manœuvres militaires, militarise les rochers d'Al Hoceima et, in fine, cible Leïla ? Maintenant si Mohamed Elyazghi n'est pas d'accord sur ce qui s'est fait, il peut quitter le gouvernement. Sa Majesté “comprendrait”. Point à la ligne. Dans le tumulte de la crise autour d'une île méconnue des profanes des deux rives, beaucoup d'interrogations ont été soulevées. Entre autres, pourquoi maintenant alors que le Maroc célébrait les noces royales ? Avait-on retenu dans les scénarii, la réaction disproportionnée de Madrid et son recours éventuel à la force ? A-t-on préparé en conséquence des options de ripostes ? Pourquoi dès les premières violations de l'espace aérien n'a-t-on pas saisi le Conseil de sécurité, ameuté l'opinion publique et les capitales amies ? Ou encore quel est le processus de décision et la nécessaire implication en amont, de toutes les forces du pays ? Les réponses varient et se réduisent souvent à des supputations. Il est possible ainsi de considérer que le retour au statu quo antérieur qui était, semble-t-il, tacite et inconnu du grand public, s'apparenterait à un recul puisqu'il devrait être assorti de l'engagement du Souverain. Autrement, les Espagnols prendraient prétexte du refus marocain pour rester là où ils n'étaient pas auparavant. Mais ce qui semble certain, c'est que le dynamisme au Nord de Sa Majesté Mohammed VI depuis son avènement, dérange. Colonialisme pauvre, l'Espagne a laissé la zone jusqu'à Arbaoua dans un état de sous-développement supérieur à celui légué dans les autres régions par la France. Le décalage a persisté depuis l'indépendance et la volonté du nouveau Souverain de fouetter l'économie de ces régions, indispose Madrid et dérange ses calculs. Comme le dit fort bien Mohamed Maâzouzi, auteur de “Sebta et Mellilia, afin que l'on n'oublie pas”, les deux villes occupées sont “un enkystement territorial dans l'espace national (par lequel) le colonialisme a voulu se maintenir en brisant le dynamisme économique des régions limitrophes susceptibles de l'inquiéter, d'en faire une zone marginale et s'assurer un poumon de respiration”. Les deux villes, fiefs de contrebandes, de trafic de toutes sortes, vampirise l'économie de la région et fonctionne en outre comme une pompe à devises pour l'Espagne. Dès lors, on comprend que le transfert du projet de grand port de transvasement de la côte atlantique à la côte méditerranéenne, précisément à côté du rocher Leïla, ainsi que la création de deux zones franches à Fnideq et Nador ont été perçues par Madrid comme une tentative de tuer la poule aux œufs d'or. Depuis, ses forces n'ont pas cessé de manœuvrer dans les eaux marocaines, occupant d'abord deux rochers jusque-là démilitarisés dans le Nkour, objet du contentieux territorial avec l'Espagne, et avait la velléité d'en faire autant avec Leïla pour saboter les projets marocains. Ce projet et son rejet par l'Espagne du petit caudillo, sont l'une des clés de compréhension de ce conflit. Aussi, au-delà de ce qui peut ressembler à une humiliation, le délogement manu militari du Maroc de l'île, c'est bien l'arrière-pensée de Madrid qui est ainsi posée. Et, dans son sillage, c'est toute la présence espagnole dans nos territoires. Sans la résoudre, rien de sérieux ne pourrait se faire, et toutes les déclarations de l'Espagne sur l'amitié et la coopération ne ressembleront qu'au baiser de l'araignée : des accolades pour étouffer le Royaume. C'est essentiellement ce qu'essaie de faire comprendre la diplomatie marocaine aux capitales occidentales et particulièrement à Washington. Embarrassée, l'Union européenne recule, tandis que Paris et Londres font comprendre à Madrid qu'il est allé trop vite et trop loin en besogne. Mais le mal est fait. C'est dans ce contexte et au faîte de la crise que Sa Majesté le Roi décide de traiter directement l'affaire. Il a pour interlocuteur Colin Powell, secrétaire d'Etat américain. L'U.E., pour avoir joué mécaniquement la solidarité européenne avec des allures de «choc des civilisations» regarde faire les Américains au flanc sud de ses frontières. Ses déclarations qui ressemblent à des excuses honteuses n'y changent pas grand-chose. Au bout de plusieurs contacts téléphoniques entre le Souverain et Colin Powell, un accord est trouvé dans l'après-midi de samedi, stipulant le retour de Leïla à la situation d'avant-juillet. Aux affaires étrangères marocaines on se refuse à tout commentaire tant que le dernier soldat espagnol n'aura pas quitté l'îlot. Mais au moment du bouclage il était prévu qu'Ana Palacio, la tumultueuse chef de la diplomatie espagnole se rend à Rabat. Sebta et Mellilia ne sont pas à l'agenda, elles devront y arriver un jour car un peu partout on commence à signifier que ces vestiges de l'héritage colonial style dix-huitième siècle ne saurait durer. Tout le reste du contentieux maroco-espagnol, à l'image de la prospection pétrolière dans le large des îles Canaries ou l'attitude belliqueuse de Madrid dans l'affaire du Sahara, devrait être mis sur la table des négociations. Personne ne compte aboutir dans la semaine, mais une laborieuse phase commence. Personne ne dit qu'elle sera facile. Au petit matin d'une nuit d'été, un petit Caudillo du nom d'Aznar, têtu et obtus, a brisé trente ans d'une construction laborieuse de relations plus ou moins sereines entre le Maroc et l'Espagne.