«Pour une implémentation du nouveau statut dans les institutions concernées...» Les défis et les conditions de l'intégration de la langue amazighe dans la vie sociale sont énormes. En fait, ils sont de nature politique, socio-économique et culturelle, souligne Ahmed Boukouss, recteur de l'IRCAM. Il est certain que les acquis sont considérables, estime-t-il, notamment par la reconnaissance constitutionnelle de l'amazigh. Mais une telle reconnaissance, à elle seule, n'est pas suffisante surtout dans un contexte global et local caractérisé par des transformations politiques, économiques, sociales et culturelles inédites... Al Bayane : Onze ans après le discours d'Ajdir, quel bilan faites-vous aujourd'hui de la situation de la langue amazighe ? Ahmed Boukouss : Le bilan est largement positif tant sur le plan politique que sur le plan académique et celui du développement humain, en dépit de quelques couacs, notamment dans l'éducation. Sur le plan politique, l'officialisation de l'amazigh dans la Constitution de juillet 2011 s'inscrit dans l'évolution progressive de notre pays sur la voie de la démocratisation, du renforcement de l'Etat de droit et de la justice. Sur le plan académique, les acquis sont considérables en matière de normalisation de la langue amazighe, de recherche pédagogique et didactique, de promotion des expressions culturelles et littéraires, d'application des nouvelles technologies de l'information et de la communication, de l'édition... Sur le plan du développement humain, des efforts appréciables ont été consentis pour former et soutenir les acteurs de la création et de l'animation littéraire et artistique dans toutes les régions du pays. Estimez- vous que la reconnaissance de l'amazighité en tant que langue officielle suffit à promouvoir la langue amazighe ? La reconnaissance constitutionnelle de l'amazigh est une condition essentielle de la promotion de la langue et de la culture mais elle n'est pas suffisante. En effet, la reconnaissance est un acte relevant du droit, de la loi suprême. Pour l'effectivité de cet acte, il faut des décrets d'application qui assurent la mise en œuvre effective de la loi dans les politiques publiques et l'implémentation du nouveau statut dans les institutions concernées, notamment dans l'éducation, l'information, la culture, la justice, l'administration, etc. Quelle approche devrait adopter l'Etat marocain pour l'élaboration des lois organiques ? Sur le plan politique, comme l'a dit le Souverain dans le discours d'inauguration de la session parlementaire présente, l'élaboration des lois organiques nécessite l'engagement sincère, «sans a priori ni calculs étroits», de la part du gouvernement et du parlement... et des élites en général. Sur le plan de la méthode à adopter, elle doit être basée sur la concertation et la participation avec la classe politique, les institutions concernées et la société civile. Dans l'une de vos interventions, vous avez appelé à repenser la problématique de l'amazighité, dans un cadre dialectique qui regroupe culture et développement durable. Pouvez- vous nous expliquer comment ? Le développement de la culture va de pair avec le développement humain et le développement durable. La culture ne peut se développer dans un environnement marqué par la précarité et la pauvreté. Aujourd'hui, c'est le cas de la culture amazighe qui vit sur ses acquis et qui ne se renouvelle que difficilement parce que ses créateurs et ses promoteurs vivent essentiellement dans les régions les plus paupérisées. Corrélativement, l'inclusion des régions et des populations amazighophones dans les politiques publiques de développement dans le cadre de la régionalisation aura un effet direct sur le développement de la langue et de la culture amazighes. Selon vous, quels sont les défis que devraient relever les acteurs culturels, en l'occurrence l'IRCAM, pour plus d'intégration de la langue amazighe dans la vie sociale ? Les conditions de l'intégration de la langue et de la culture amazighes dans la vie sociale sont de nature politique, socio-économique et culturelle. En effet, la volonté politique doit être résolue au niveau de l'exécutif, du législatif, des partis, des élites en général et de la société civile. La société, à commencer par les populations concernées, doit s'approprier la langue et la culture amazighes, en plus de la langue et de la culture arabes, en tant que partie intégrante de leur identité, de leur vécu et de leur devenir. Les créateurs et les promoteurs de la culture doivent faire preuve de créativité, d'ouverture sur les cultures du monde et assimiler les lois du marché. Les défis ainsi que les enjeux sont considérables dans un contexte global et local caractérisé par des transformations politiques, économiques, sociales et culturelles inédites. Les acteurs culturels institutionnels, associatifs et individuels doivent être à l'écoute de ces transformations, des demandes sociales et présenter des offres culturelles crédibles, durables et attractives. Qu'en est-il de l'enseignement de la langue amazighe, surtout que l'on sait qu'il y a plusieurs handicaps qui entravent l'implémentation des programmes scolaires amazighs dans nos écoles publiques? La question de l'enseignement de l'amazigh mérite la plus grande attention de la part des responsables, tant la situation est préoccupante. Les chiffres du ministère de l'Education lui-même sont alarmants. En 2012, 5% des écoles dispensent un enseignement conséquent de l'amazigh ; 14% des élèves inscrits au primaire suivent le cours de l'amazigh ; les enseignants de l'amazigh représentent à peine 3% des effectifs. Nous sommes loin des prévisions avancées par le MEN en 2003. Les causes d'une telle situation : le manque de stratégie globale, d'un plan de mise en œuvre, le manque d'enseignants, la faiblesse de leur formation de base et l'insuffisance de la formation continue. Et en amont, le manque de volonté politique des décideurs. La jachère imposée par les responsables du département de l'éducation entre 2007 et 2012 en est la preuve flagrante.