Dans quel fond de tiroir somnole encore la loi sur les conflits d'intérêts ? Promise depuis plusieurs années et, semble-t-il jusqu'ici, destinée à un long abandon, le destin de cette loi illustre les aléas et les achoppements de la moralisation de la vie publique. L'expectative est le maître mot, en attente d'un introuvable consensus ou d'une volonté politique tardant à se manifester. D'ici là, tout un répertoire de conduites ailleurs pénalisées demeure autorisé au Maroc. Le destin de la lutte contre les conflits d'intérêts illustre les malheurs de la moralisation de la vie publique au Maroc. Incrémentée par paliers successifs dans différents textes législatifs et réglementaires — sa première mention remonte au dahir de 1958 sur la fonction publique — la prégnance du conflit d'intérêt dans la vie publique nationale est régulièrement dénoncée, au gré des affaires et des dossiers qui, ponctuellement, secouent l'opinion. Malgré la lourde récurrence de ce thème, la lutte contre les conflits d'intérêts n'a connu une forte impulsion que récemment. Ceci, alors que la loi fondamentale du royaume y incite depuis 2011. La mention expresse des conflits d'intérêts dans la Constitution (article 36, premier alinéa), qui les distingue des infractions pouvant en découler (trafic d'influence et de privilèges notamment, au troisième alinéa), est importante: elle rend possible la caractérisation du conflit d'intérêts sans que celui-ci ne débouche forcément sur des délits associés ou des actes préjudiciables. C'est donc la situation du conflit d'intérêts en tant que telle que la loi fondamentale invite à encadrer. La Constitution assigne cette tâche à l'Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (article 36, quatrième alinéa). Le régime juridique n'a, à ce jour, pas bénéficié d'un effort de formalisation, d'harmonisation et d'unification. Les dispositions sanctionnant les conflits d'intérêts sont à retrouver dans des textes législatifs et réglementaires épars organisant des professions (médecins, avocats, notaires, etc.), certaines fonctions électives ou administratives (lois organiques n°111-14, n°112-14 et n°113-14 relatives aux régions, aux provinces et aux communes; dahir n°1.58.008 portant statut général de la fonction publique), ou dans des textes orchestrant le jeu de la concurrence libre et loyale (décret n°2-12-349 relatif aux marchés publics notamment). Sans prétendre à l'exhaustivité, l'assortiment de textes juridiques évoqué ci-dessus offre une ébauche du domaine parcellaire d'application des dispositions sur le conflit d'intérêts. Cet éparpillement législatif et réglementaire en restreint non seulement le champ d'application, mais prête aussi à des définitions contextuelles et très différenciées de cette infraction, en l'absence d'une définition de portée générale. Définir et réglementer Notion jeune, néanmoins porteuse de préoccupations anciennes (1), le conflit d'intérêts peut être sommairement défini comme toute situation dans laquelle une personne chargée de défendre un intérêt utilise, ou peut-être soupçonnée d'utiliser sa position afin de défendre un autre intérêt relevant d'une autre sphère. Cette formulation, aussi vague qu'elle soit, laisse apparaître ses dimensions constitutives (2): la première est celle de l'existence de différentes sphères d'activité entrelacées, qui traitent ou dépendent les unes des autres, bien qu'elles génèrent des logiques antagonistes et soient traversées par des intérêts contradictoires ou conflictuels. La seconde est celle du travail de rapprochement, de courtage ou de coordination que peuvent opérer les individus inscrits dans des sphères d'activité différentes, et qui participent ou ont des intérêts dans plusieurs d'entre elles. La troisième dimension, enfin, est celle des opportunités d'action que ces positions ouvrent à leurs titulaires, notamment pour une utilisation discrétionnaire des ressources tirées d'une sphère d'activité dans l'objectif de réaliser des gains dans une autre. La définition du conflit d'intérêts a été l'enjeu d'une lutte de sens qui a mobilisé une variété d'acteurs: institutions nationales et internationales, organisations intergouvernementales, associations et organisations non-gouvernementales intéressées par la « bonne gouvernance », qui ont contribué à la circulation de définitions et de modèles de régulation entre différents pays et différents champs, et à la cristallisation de ceux-ci dans des cadres juridiques nationaux. Apparue dans les années 1980 dans le domaine de la recherche scientifique, dans un contexte socio-historique particulier et en lien avec des préoccupations propres à ce champ (3), la notion du conflit d'intérêts a ensuite été mobilisée pour désigner, indexer et étiqueter des pratiques ayant cours dans la vie politique, économique, etc., et fut associée à des délits déjà existants (prise illégale d'intérêts, délit d'ingérence, etc.), dont elle serait la matrice. La construction du problème public du conflit d'intérêts, en tant que thème transnational appelant un alignement des normes et des modes de traitement, a été le fait d'une convergence des acteurs mobilisés, qui ont permis à la question de bénéficier d'une forte mise en surbrillance dans les débats nationaux et internationaux. L'émergence de la problématique des conflits d'intérêts dans la sphère publique est indissociable d'une mutation des rapports entre l'Etat et le marché, phénomène annexe à la mue néolibérale amorcée par les Etats à partir des années 1980. «Sous l'effet d'un tournant libéral qui a érigé l'Etat régulateur en acteur clé du gouvernement des marchés privés, une zone de contiguïté et d'échanges sans précédent s'est créée» (4) entre la sphère publique et le monde privé. Avec le dessaisissement des Etats de certaines de leurs prérogatives économiques et l'abandon d'un pan du secteur public à l'initiative privée, un nouvel espace de l'intervention publique s'est fait jour, et les Etats se sont assortis de nouvelles missions de régulation du marché privé, notamment à travers une constellation d'administrations et d'agences de régulation. Ce nouveau domaine d'intervention a engagé les Etats dans de nouveaux rapports avec le monde privé, créant une plus grande dépendance des entreprises vis-à-vis des décisions prises dans la sphère publique (5). Ainsi, toute une «industrie de l'influence» (6) a émergé, et s'est arrimé à la chaîne de la décision publique dans l'objectif de l'infléchir, aidée en cela par le savoir et l'expertise de transfuges qui, transitant de l'arène publique — et plus particulièrement des lieux où s'exerce la régulation — au secteur privé, permettent à celui-ci d'acquérir une maîtrise pratique de l'action et du fonctionnement de l'Etat, et d'anticiper ses décisions (7). Lorsque les circulations se déroulent en sens inverse, existe le risque d'une capture du régulateur. L'exercice de la réglementation et de la régulation nécessite une connaissance fine du champ à réguler, ce qui favorise le recours à un personnel familiarisé avec ladite sphère, ses enjeux et ses attentes. Ici peuvent entrer en jeu leurs anciennes loyautés ou leurs perspectives de carrière, ou encore le cadre cognitif qu'ils partagent avec les acteurs du secteur. Dans le premier cas, on parlerait d'une «capture matérialiste» du régulateur; dans le second, d'une «capture cognitive ou culturelle» (8). Les deux types de capture peuvent conduire à une réglementation qui serait principalement au profit des régulés, soit en adoptant leurs intérêts, soit par l'intériorisation de leurs biais, de leurs points de vue et de leurs représentations d'une problématique — ceci, au détriment des intérêts poursuivis par le régulateur. Une seconde transformation est en partie tributaire de l'incorporation, par les Etats, de nouveaux paradigmes, normes et modes d'action issus du domaine privé. La remise en question de l'Etat aux années 1980 au prétexte de la lourdeur, de l'inefficacité et du coût de son administration, a facilité la diffusion de formes d'organisation et de dispositifs d'action publique calqués sur des modèles managériaux. Les préceptes du New Public Management, s'ils ont été différemment assimilés et appropriés par les Etats, et ont fait l'objet d'ajustements variés au moment de leur intégration dans les programmes de réforme nationaux, ont conduit à une plus grande porosité, sinon à un déplacement de la frontière entre les sphères publique et privée. Qu'il s'agisse de la multiplication des partenariats public-privé ou de l'externalisation de certains services ou fonctions, le recours de l'Etat au secteur privé, dont il a par ailleurs emprunté certaines valeurs — logique d'efficience, compétitivité, etc. (9) — a aussi eu pour effet de favoriser une plus grande mobilité entre les deux secteurs, réduisant la distance sociale entre acteurs publics et privés. Placés à l'intersection de plusieurs sphères d'activité liées par un degré faible de communication, de coordination et de coopération mais aménageant des opportunités de transaction, certains acteurs (10) disposent de ressources plus nombreuses et d'un répertoire d'actions plus riche, ainsi que d'une compréhension différenciée des problèmes. Ces aptitudes, utiles lorsque les organisations doivent agir au-delà de leurs frontières, et lorsque la communication entre différentes sphères d'activité est décisive mais difficile, génèrent cependant chez les agents la tentation d'utiliser leurs ressources et leur capacité d'action pour la poursuite d'objectifs qu'ils considéreraient plus avantageux (11). Un mix préventif-répressif Souvent promue comme favorisant une «respiration de l'Etat, ou comme forme de renforcement, de "cross-fertilization" où le public se renforce du privé et inversement» (12), la circulation entre les deux secteurs présente des risques accrus de conflits d'intérêts. Il serait, cela dit, faux d'attribuer la recrudescence réelle ou perçue des conflits d'intérêts au seul déploiement de nouveaux modèles de gouvernance, ou à l'interpénétration des sphères publique et privée. Davantage qu'un mal à éradiquer, dont les sources seraient épuisables et dont l'éventail de causes et d'occurrences peut être resserré dans un étau clairement circonscrit, les conflits d'intérêts sont une caractéristique ordinaire et routinière de la vie sociale. L'accroissement de la complexité et de l'interdépendance dans les sociétés se traduit par une augmentation des risques de conflits d'intérêts; l'interdépendance, liée à une différenciation sociale accrue, favorise les intersections, et aménage des possibilités d'action discrétionnaire pour les individus occupant des positions d'intermédiaires ou de courtiers entre deux ou plusieurs sphères d'activité, créant ainsi plus de situations potentielles de conflits d'intérêts (13). La diminution de la confiance en les institutions publiques, couplée à l'émergence d'une demande sociale de probité publique, ont permis, à partir des années 1990, l'insertion de la lutte contre les conflits d'intérêts dans le débat sur la corruption, qu'elle a contribué à remodeler et à ouvrir à de nouvelles occurrences (14). Au catalogue autrefois restrictif des conduites ciblées (pots-de-vin, concussion, prise illégale d'intérêt, etc.) se sont additionnées de nouvelles pratiques et, surtout, l'attention a été graduellement redirigée vers les aspects préventifs (15). Les nouvelles normes promues par des ONG et des organes internationaux (Transparency International, GRECO, OCDE, OSCE, etc.) ont été braquées sur l'amont. Les législations nationales portant sur les conflits d'intérêts, adoptées dans le sillage du gain d'attention dont a bénéficié la question, présentent entre elles plusieurs points communs. Elaborées suite à des scandales retentissants, ou dans le cadre d'une réflexion globale sur la réforme des administrations et des gouvernements, elles s'inscrivent, pour plusieurs d'entre elles, dans une démarche générale de rénovation de la vie publique. Du point de vue normatif, elles s'articulent autour d'un mix préventif-répressif, la pénalisation tous azimuts des conflits d'intérêts n'ayant donné que des résultats limités (16). Les instruments de prévention portent, de façon générale, sur l'emploi supplémentaire et le cumul des mandats, à travers un ensemble d'incompatibilités et de restrictions au double-emploi ou à l'activité accessoire; la déclaration des revenus, des intérêts et du patrimoine, dont le périmètre et l'exhaustivité varient d'un pays à l'autre; le contrôle de l'emploi postérieur au départ de la fonction pour certaines catégories de fonctionnaires et d'agents publics, et pour des durées variables; enfin, la déclaration, les restrictions, l'interdiction ou le plafonnement des cadeaux, dons et avantages. Le volet répressif, lui, se donne à voir à travers l'intégration de nouveaux délits et par l'extension de délits existants à de nouvelles catégories, à l'instar de la prise illégale d'intérêts. Ces législations sont complétées par des réglementations sectorielles prenant différentes formes: codes de conduite, chartes et règlements intérieurs. Elles comportent dans certains cas des définitions plus précises du conflit d'intérêts, davantage rattachées au champ d'activité considéré. Celles-ci complètent les définitions de droit général parfois vagues ou génériques. Ces réglementations peuvent revêtir un caractère plus ou moins contraignant, ou être des soft laws. Le degré et la densité de la réglementation sur les conflits d'intérêts fluctue non seulement de pays en pays, mais également en fonction des administrations et des institutions elles-mêmes: les banques centrales font partie des lieux les plus sévèrement encadrés, tandis que les parlements apparaissent structurellement sous-régulés (17). Maroc: une loi en attente Le Maroc n'a pas été épargné par les évolutions touchant la sphère du gouvernement et de l'action publique observées ailleurs. L'imbrication croissante du public et du privé, l'externalisation et la sous-traitance d'un pan du service public, ou encore la mobilité et la circulation grandissantes entre secteur public et privé témoignent du haut niveau de promiscuité entre l'Etat et le monde privé. Le vide législatif et réglementaire en matière de conflits d'intérêts autorise des pratiques ailleurs prohibées, et qui génèrent périodiquement des scandales publics. Enchâssée dans un débat national sur la «moralisation de la vie publique», la problématique des conflits d'intérêts devrait faire l'objet d'une législation dédiée, portée par l'Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC). Si à ce jour, le contenu précis de la loi en préparation n'est pas connu, l'INPPLC a plaidé pour l'instauration d'une déclaration des intérêts qui compléterait la déclaration du patrimoine à laquelle sont soumises certaines catégories d'élus, de fonctionnaires et d'agents publics. L'instance recommande également l'intégration d'une obligation de déclaration des conflits d'intérêts, et d'abstention au vote ou à la prise de décision le cas échéant. L'INPPLC préconise un contrôle sur l'emploi contracté après le départ de la fonction, afin d'éviter que les informations, les connaissances ou les relations acquises par le fonctionnaire ou l'agent public soient indûment exploitées. Enfin, est aussi conseillée la mise en place de soft laws sectorielles. Pour le volet pénal, l'INPPLC soutient une extension du champ du délit de la prise illégale d'intérêts, pivot du dispositif de répression des conflits d'intérêts. Au Maroc, malgré les amendements successifs du code pénal, le champ d'application du délit de prise illégale d'intérêts n'a connu aucun changement, et ne concerne a priori que les fonctionnaires publics (article 245 du code pénal marocain). En France, il s'applique à l'ensemble des acteurs concourant à l'exercice de la puissance publique, qu'il s'agisse des dépositaires de l'autorité publique, des personnes chargées d'une mission de service public ou des individus investis d'un mandat électif public (article 432-12 du code pénal français). S'il est encore trop tôt pour se prononcer sur le texte législatif en préparation, quelques observations peuvent d'ores et déjà être formulées. Attendu de l'INPPLC qu'elle officie en tant qu'autorité de contrôle, de sanction et de disciplinarisation des conduites et qu'elle couvre un rayon d'action plus large que la simple corruption, en étant investie d'une mission de consécration de la transparence et de la probité dans la vie publique, dans quelle complémentarité s'inscrirait-elle avec les autres juridictions, instances et agences d'Etat ? La seconde observation concerne le chevauchement des compétences de l'INPPLC et de la Cour des comptes en matière d'obligations déclaratives, et de l'INPPLC et du parquet, pour les investigations et les enquêtes (18). Les déclarations du patrimoine sont traitées par la Cour des comptes, tandis que les déclarations d'intérêts semblent destinées à être prises en charge par l'INPPLC. Enfin, certaines compétences de l'Instance risquent d'empiéter sur le domaine du judiciaire. Parmi les risques soulevés par plusieurs auteurs au sujet des autorités de contrôle, ceux de la parcellisation et de la neutralisation: la multiplication des dispositifs engendre une concurrence entre eux, et peut éventuellement conduire à leur neutralisation respective (19). Un autre risque est celui de la substitution «des dispositifs civils ou administratifs aux sanctions existantes» (20). Les dispositifs de régulation peuvent traduire ou véhiculer une volonté de transigeance et, contribuer à une forme de sous-pénalisation des crimes et des manquements à la probité requise des titulaires des charges publiques, voire déposséder la justice de certaines de ses prérogatives en la dessaisissant de la délinquance se déroulant dans l'arène politique ou dans la haute-fonction, pour apposer à ces formes de délinquance un traitement administratif. Le haut niveau de spécialisation des organes administratifs en charge de secteurs spécifiques fait d'eux la principale source d'approvisionnement de la justice, qui se trouve ainsi totalement dépendante d'autorités tierces pour le repérage et le signalement des situations infractionnelles. Or, en certains cas, la transmission au judiciaire n'intervient que de façon sélective et en dernier ressort, les agences développant des routines de gestion des illégalismes fondées sur la recherche de la mise en conformité (par la pédagogie et le blâme), et l'évitement du recours au pénal au profit d'une logique de règlement réparatrice ou monétaire (restitution, amendes, etc.). Dans cette configuration, la justice n'est saisie que dans les cas considérés les plus graves; elle sert de faire-valoir. Les compétences judiciaires des agences de contrôle sont surtout constitutives de leur autorité et de leur légitimité aux yeux des contrôlés, et concourent à la crédibilité de leur action disciplinaire. La passation des dossiers à la justice n'est plus alors qu'une épée de Damoclès (21). Une telle tendance, observée dans certains pays et permise par le chevauchement du domaine d'action des instances de régulation et de la justice, réduit celle-ci au rôle d'«exécuteur de basse œuvre d'une logique répressive qui lui échappe» (22): seuls les dossiers d'une gravité ou d'une importance médiatique particulière lui sont soumis, et elle peut ou peut ne pas y donner suite, soit sur le fondement d'une conception différente de la défense de l'intérêt public, mettant en lumière le «fossé entre les logiques de régulation administrative et la logique pénale» (23), soit si la justice estime qu'elle encourt le risque de se laisser instrumentaliser, dans l'éventualité où l'instance de régulation ne justifierait pas les raisons de sa saisine sur certains dossiers et non d'autres. L'obligation de déport ou d'abstention devrait être, du point de vue de l'INPPLC, strictement encadrée, afin d'éviter qu'elle constitue «un prétexte pour fuir les responsabilités», si le fonctionnaire, l'élu ou l'agent public «ne veut pas remplir ses fonctions [...] en cas de désaccord» (24) avec une décision. En plus de la dimension de l'évitement des responsabilités, le déport gagnerait également à être réglementé en tenant compte de l'intensité des intérêts privés entrant en jeu, d'une part, et des étapes de la délibération ou du processus de prise de décision dans lesquelles un intérêt privé peut se manifester et interférer. Au Royaume-Uni par exemple, sont distingués les prejudicial interests — intérêts privés pouvant porter préjudice à l'intérêt général et/ou susceptibles d'affecter l'impartialité de l'agent public, son libre arbitre et sa capacité à examiner une question de manière équilibrée — des autres intérêts privés: dans le premier cas, l'agent public ne peut participer au débat, à la délibération ou au vote. Si l'intérêt privé ne remplit pas un certain nombre de critères (25) faisant de lui un prejudicial interest, l'agent public peut prendre part à la prise de décision. En France, la participation d'un conseiller intéressé aux travaux préparatoires d'une délibération, sans pour autant participer au vote, suffit pour entraîner l'illégalité de la décision prise «dès lors que la personne intéressée était en mesure d'exercer une influence effective sur la délibération litigieuse» (26). Enfin, pour peu que la loi en préparation s'inscrive dans une visée globale de rénovation de la vie publique, le législateur gagnerait à s'inspirer des principes généraux promulgués par plusieurs pays en la matière. Au Royaume-Uni, sept principes constituent la trame éthique de la vie publique: désintéressement, intégrité, objectivité, imputabilité, transparence, honnêteté et leadership. Edictés par le Committee on Standards in Public Life en 1995, et connus sous le nom des «principes de Nolan», ces sept normes constituent un cadre directeur pour les agents publics, et se retrouvent constamment réitérés dans les lois ainsi que dans les réglementations sectorielles portant sur différentes branches du services public. Par leur généralité, leur versatilité et leur convocation d'impératifs éthiques plus larges censés encadrer l'action des agents publics, ces principes permettent aux agents de déduire et de générer des conduites appropriées, conformes à un ensemble de normes, en situation de vide ou de flou législatif, ou dès lors que se pose une situation ne faisant pas l'objet de règles déterminées. Notes et références : (1) Julien Broch, L'intérêt général avant 1789. Regard historique sur une notion capitale du droit public français, Revue historique de droit français et étranger, vol. 95 n°1, 2017, p. 59 à 86. (2) Ces trois dimensions du conflit d'intérêts ont été proposées par Erhard Friedberg, dans Conflict of interest from the perspective of the sociology of organised action, in Conflict of Interest in Global, Public and Corporate Governance, Cambridge University Press, 2012, p. 39 à 53. (3) Voir: Pierre-Marc Gosselin, Analyse socio-historique de l'usage du terme « conflit d'intérêts » dans la revue Science, Université du Québec à Montréal, 2006, 120 p. (4) Pierre France, Antoine Vauchez, Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage, Les Presses de Sciences Po, 2017, p. 175. (5) Antoine Vauchez, Table-ronde "Conflits d'intérêts et vie publique au Maroc", Fondation Abderrahim Bouabid, janvier 2021. (6) Ibidem. (7) Ibidem. (8) David Freeman Engstrom, Corralling Capture, Harvard Journal of Law & Public Policy, vol. 36, 2013, p. 31 à 40, & James Kwak, Cultural Capture and the Financial Crisis, in Preventing Regulatory Capture: Special Interest Influence and How to Limit It, Cambridge University Press, 2013, p. 71 à 98. (9) Sur les valeurs du service public et leurs transformations, en lien avec les réformes managériales entreprises par les administrations, voir Pierre-Charles Pupion & al., De la motivation à l'engagement pour le service public: étude comparative entre la France, la Chine et la Corée du Sud, Revue Management international, vol. 21 n°2, 2017, p. 60–79. (10) Il s'agit ici d'acteurs qui sont « partie prenante dans plusieurs systèmes d'action en relation les uns avec les autres et qui peuvent, de ce fait, jouer le rôle indispensable d'intermédiaire et d'interprète entre des logiques d'actions différentes, voire contradictoires » (Michel Crozier, Erhard Friedberg, L'acteur et le système, 1977, p. 86). Le sociologue Haroun Jamous a été le premier à proposer une telle analyse dans sa Contribution à une sociologie de la décision: la réforme des études médicales et des structures hospitalières, 1968. (11) Erhard Friedberg, Conflict of interest from the perspective of the sociology of organised action, in Conflict of Interest in Global, Public and Corporate Governance, Cambridge University Press, 2012, p. 39 à 53. (12) Antoine Vauchez, op., cit. (13) Erhard Friedberg, op., cit. (14) Elsa Foucraut, Table-ronde "Conflits d'intérêts et vie publique au Maroc", Fondation Abderrahim Bouabid, janvier 2021. (15) Ibidem. (16) Voir Yves Mény, De la confusion des intérêts au conflit d'intérêts, Revue Pouvoirs, n°147, 2013, p. 5 à 15, et Yvonne Muller-Lagarde, Le délit de prise illégale d'intérêts: de la sanction d'un devoir civique à la prévention d'un conflit d'intérêts, Archives de politique criminelle, n°39, 2013, p. 41 à 54. (17) C. Demmke, M. Bovens, T. Henökl, K. van Lierop, T. Moilanen, G. Pikker, A. Salminen, Regulating Conflicts of Interest for Holders of Public Office in the European Union: A Comparative Study of the Rules and Standards of Professional Ethics for the Holders of Public Office in the EU-27 and EU Institutions, European Institute of Public Administration, 2007, p. 48-49. (18) Sara Ibriz, Corruption: le chevauchement des rôles entre Instance de probité et Parquet fait débat, Medias24, octobre 2020. (19) Antoine Vauchez, op., cit. (20) Pierre Lascoumes, Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes: De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Editions Armand Colin, 2014, p. 150. (21) Ibidem. (22) Ibidem. (23) Ibidem. (24) Khalid El Yacoubi, rapporteur-général de l'INPPLC, Table-ronde "Conflits d'intérêts et vie publique au Maroc", Fondation Abderrahim Bouabid, janvier 2021. (25) Pour un exemple des critères utilisés pour distinguer les prejudicial interests des autres intérêts privés, voir la brochure portant sur les intérêts privés des conseillers locaux du Comté de Cheshire. (26) Conseil d'Etat, décision n°334726.