Une controverse d'ampleur secoue toujours la vie politique marocaine autour du soutien étatique à l'importation d'ovins et de bovins. D'après des données quasi-officielles, près de 13,3 milliards de dirhams ont été mobilisés depuis 2022 sous forme d'exonérations douanières, de déductions fiscales et de subventions directes, au profit de 277 opérateurs. Tandis que l'opposition dénonce un «gaspillage» de fonds publics au profit d'une poignée de bénéficiaires, le chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, réplique avec virulence, accusant ses adversaires de «manipulations éhontées». La discorde s'invite jusque dans les rangs de la majorité où plusieurs voix dissonantes pointent une concentration suspecte des avantages et une opacité persistante. Depuis la tribune d'un rassemblement tenu à Dakhla sous l'égide du Rassemblement national des indépendants (RNI), le chef du gouvernement marocain, Aziz Akhannouch, a violemment répliqué aux accusations portées contre son exécutif à propos du soutien accordé à l'importation de cheptel, en dénonçant une campagne de «falsifications systématiques» émanant, selon lui, d'acteurs politiques en mal de crédibilité. «Notre parti est aujourd'hui la cible d'un déferlement de contrevérités. Je m'étonne qu'un ancien ministre, censé maîtriser les chiffres, se livre à une telle entreprise de désinformation», a-t-il déclaré, dans une allusion transparente à Mohammed Nabil Benabdallah, secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS), sans toutefois le nommer expressément. «Cet homme ne distingue même pas entre les 430 millions de dirhams consacrés au soutien exceptionnel des ovins à l'occasion de l'Aïd et les 13 milliards qu'il prétend, avec une légèreté confondante, que nous avons engloutis dans ce dossier. Soit il ment, soit il n'a rien compris, soit les deux à la fois», a poursuivi M. Akhannouch, déplorant un climat politique marqué, selon lui, par une «frivolité indigne des responsabilités publiques». Une querelle chiffrée au cœur de la controverse La discorde s'est enflammée après la révélation de données contenues dans un document officiel du ministère de l'économie et des finances, transmis aux groupes parlementaires à l'automne 2024, lors de l'examen du projet de loi de finances 2025. Selon les pages 84 et 196 du document intitulé «Données et précisions complémentaires demandées par les groupes parlementaires à la Chambre des représentants», le coût total des mesures d'allègement fiscal et des aides directes en faveur des importateurs d'ovins et de bovins atteindrait 13,3 milliards de dirhams. Ces mesures se décomposent comme suit : – Pour les bovins, le Trésor public a renoncé à 7,3 milliards de dirhams en suspendant les droits d'importation entre le 21 octobre 2022 et le 31 décembre 2024, pour un contingent de 120 000 têtes. À cela s'ajoute une prise en charge de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) s'élevant à 744 millions de dirhams, entre le 3 février 2023 et le 22 octobre 2024. Le nombre total de bénéficiaires s'élève, selon ces données, à 133 importateurs. – Pour les ovins, l'Etat a couvert 3,86 milliards de dirhams de droits d'importation entre février 2023 et octobre 2024, auxquels s'ajoutent 1,16 milliard de dirhams au titre de la TVA. Une seconde vague d'exonérations a été appliquée entre le 19 octobre 2024 et le 31 décembre de la même année, représentant une dépense supplémentaire de 15,7 millions de dirhams pour les droits d'importation, et 1,6 million de dirhams pour la TVA. Au total, 144 importateurs auraient profité de ces avantages fiscaux. – Enfin, à l'occasion de l'Aïd al-Adha 2024, l'Etat aurait versé un soutien forfaitaire de 500 dirhams par tête pour 474 312 ovins importés, ce qui représente un engagement budgétaire de 237 millions de dirhams. Le total de ces interventions publiques s'élèverait ainsi à 13,3 milliards de dirhams, selon les calculs du PPS, qui y voit une dérive budgétaire injustifiable, au regard de l'absence d'effet tangible sur les prix des viandes sur le marché intérieur. Une fracture au sein même de la majorité La polémique a pris une dimension nouvelle lorsque des membres éminents de la majorité gouvernementale ont tenu des propos en décalage avec la version défendue par le chef du gouvernement. Nizar Baraka, ministre de l'équipement et secrétaire général du Parti de l'Istiqlal (PI, majorité), a déclaré publiquement que certains importateurs d'ovins avaient réalisé «des profits massifs et moralement indéfendables», évoquant un bénéfice cumulé avoisinant les 13 milliards de dirhams. Des propos relayés et amplifiés par Ryad Mezzour, ministre de l'industrie et également membre du PI, qui a indiqué que «le nombre réel des bénéficiaires ne dépasse pas dix-huit individus, ce qui pose une question sérieuse de concentration et de possibles ententes sur les prix». Il a, par ailleurs, affirmé être disposé à révéler leurs identités, «si la transparence l'exige.» À l'opposé, Rachid Talbi Alami, président de la Chambre des représentants et membre influent du RNI, a contesté ces chiffres, affirmant que «le nombre de bénéficiaires ne dépasse pas cent, et que le coût réel du soutien public n'a pas excédé 300 millions de dirhams.» Une bataille parlementaire sur l'outil d'investigation Sur le plan institutionnel, la tension s'est cristallisée autour du choix de l'instrument parlementaire destiné à faire la lumière sur ce dossier. Tandis que l'opposition réclame la création d'une commission d'enquête parlementaire (CEP), dotée de pouvoirs d'investigation étendus, la majorité privilégie une mission d'information temporaire, jugée «plus conforme aux usages.» Le porte-parole du gouvernement, Mustapha Baitas, a tenu à rappeler que «le choix de l'outil de contrôle revient exclusivement au Parlement, conformément au principe de séparation des pouvoirs», ajoutant que «la relation entre le gouvernement et l'institution législative repose sur un équilibre défini par la Constitution.» Dans un effort de clarification, le ministère de l'agriculture a fait savoir que les aides publiques versées à l'occasion de l'Aïd al-Adha 2023 et 2024 s'élevaient à 437 millions de dirhams, couvrant un total de 875 000 têtes et 156 importateurs. Aucun chiffre n'a toutefois été fourni sur les exonérations accordées en dehors de cette circonstance particulière. La controverse, désormais installée au cœur du débat public, continue d'agiter la scène politique et de mettre à nu les lignes de fracture internes à la coalition gouvernementale, un an avant des élections décisives.