L'auteur de De chair et de sang et de La maison du bout du monde publie un roman dans la lignée de ses préoccupations. À la fois tendre, perspicace, subtil et surtout très juste. Sur fond d'un personnage aussi symbolique que Walt Whitman, Cunningham livre son roman le plus personnel, depuis Hours. De Virginia Woolf à Walt Whitman ? Le lien est apparent, mais rien de plus obscur dans le choix d'un nouveau grand nom de l'histoire de la littérature pour faire un saut dans la vie. Après Mrs Woolf et sa Mrs Dalloway, Michael Cunningham fait du vieux poète américain, l'auteur de Feuilles d'herbe, son personnage central. La poésie, toujours. Des mises en abîme, une constante. Et aussi une maîtrise de son sujet. D'abord Walt Whitman est digéré par l'auteur. Il sait quand il faut déraper, quand il faut glisser sur un thème plutôt qu'un autre et, au besoin, se saisir de l'essence des Feuilles d'herbe pour ponctuer son récit : «En fait, la figure de Walt Whitman s'est imposée presque malgré moi. Il n'a écrit qu'un seul poème, «Feuilles d'herbe», durant toute sa vie, ne cessant de l'augmenter, de le modifier pendant quarante ans, obstinément. Et c'est un hymne à une Amérique pleine de promesses, au tout début de la révolution industrielle. Or, pour moi, cette époque est justement celle où le pays a commencé à mal tourner. Mes personnages citent Whitman malgré eux, comme une expression de leur inconscient : ils sont les messagers d'une Amérique qui n'existe plus.» Le Livre des jours se décline en trois contes. Trois histoires parallèles qui sont mises en scène suivant un schéma presque cinématographique. Trois récits semés d'indices, qui se déroulent à New York, dans différentes zones allant de Broadway à Manhattan. Le premier degré de lecture retrace l'épopée d'un enfant irlandais, Lucas, qui, à l'époque de la révolution industrielle, reprend le boulot de son frère, tué par une machine à l'usine. Le second volet nous fait suivre les traces d'enfants terroristes qui commettent leurs attentats à deux pas de Ground Zero en citant du Walt Whitman. Dans le troisième récit, un robot humanoïde part à la recherche de son créateur, dans un Manhattan peuplé de robots, d'humains et de lézards-aliens. Roman à clefs, œuvre tricéphale qui fait le portrait d'une Amérique à la dérive. À la fois roman social, polar et science-fiction pour faire la radioscopie d'une nation. Michael Cunningham joue donc avec les genres littéraires : «Je cherchais ce mélange qui existe dans d'autres domaines artistiques, comme la peinture, mais qui tarde à s'imposer en littérature.» On sillonne une multitude de sphères humaines, entre sentiments troubles, angoisses, peurs, retraites pour finir devant le vieux Walt Whitman lui-même qui apparaît un instant, tel un «saint Nicolas visionnaire» pour nous intimer en silence que, dans le réel, même le plus sordide, tout est matière à poésie. Pour qui sait déchiffrer les signes… Et ce Livre des jours en est plein. Autant d'indications pour faire un portrait d'un pays en mutation et qui va vers nulle part. Parce qu'en fin de compte, ce livre ne propose aucune fin heureuse. Nous sommes loin du Habby ending hollywoodesque. Ici on fait écho aux angoisses contemporaines comme le terrorisme, l'insécurité, l'inégalité sociale, le sexe, le manque d'idéal, la fin des repères, les phobies chroniques des uns et des autres… Le fin mot de ces 360 pages qui défilent sans trop d'acrobaties scripturales, nous sommes face à une Amérique inquiétante que l'auteur imagine de plus en plus déshumanisée au point de devenir un parc à thèmes où les touristes sont invités à rêver devant un passé de carton-pâte. Cunningham se veut résolument optimiste. Il croit en l'avenir de l'homme ou, plutôt, en la force de l'art. A l'image du poète qu'il vénère, le romancier veut encore retenir son souffle, donner une dernière chance à son héros, le laissant partir seul vers un futur dont il ignore tout. «Je suis grand, je contiens des multitudes», disait Whitman. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anne Damour, éd. Belfond, 360 p.