Justice C'est l'impasse. Le procès d'Erramach & Co, tenu à la Cour Spéciale de justice depuis octobre 2003, se vide au fil du temps de toute sa substance. Le ministère public est à la recherche de nouvelles preuves, Erramach promet de faire des révélations explosives et la défense des prévenus clame le non-lieu. Prochaine audience, le 17 février 2004. On l'appelle Si Erramach et ça a l'air de lui plaire. En audience comme dans les couloirs de la Cour spéciale de justice (CSJ), l'homme est estimé au point que le président de la Cour, Me Jalal, l'a baptisé “Awaldi”, ce qui veut dire mon fils, et certains de ses présumés complices le ménagent par peur de représailles. Depuis son incarcération en août 2003 jusqu'à la dernière audience, tenue le 3 février courant, Erramach continue de faire trembler beaucoup de monde. Particulièrement ceux qui se trouvent comme lui dans le box des accusés. Provocateur, l'homme menace toujours de tout déballer à la Justice. À chaque comparaison devant les juges de la CSJ, Erramach, dans le cadre des confrontations avec ses présumés complices, joue la carte du chantage. C'est lui qui fixe les règles du jeu pour enfoncer ou disculper tel ou tel prévenu. L'affaire est loin de livrer tous ses secrets tant que l'élément-clé du procès, en l'occurrence Mounir Erramach, n'a pas tout dit. Du début de l'affaire jusqu'à la dernière audience tenue le 3 février courant, le seigneur de Tétouan a réussi à tenir tout le monde en otage donnant ainsi des tournures complètement contradictoires du procès. C'est ce qui motive, entre autres, l'ajournement, à la demande du parquet, du procès au 17 février courant. En effet, ce report intervient à la demande du représentant du parquet désirant disposer de plus de temps pour pouvoir fournir de “nouvelles preuves” impliquant les présumés complices d'Erramach dans des affaires de corruption liées au trafic de drogue. Selon une source proche du ministère de la Justice, les preuves auxquelles fera appel le représentant du parquet de la CSJ sont abondantes mais encore au stade d'étude. Il s'agit, entre autres, des rapports établis par l'Inspection générale de la justice dont les membres ont dû, avant même le déclenchement de l'affaire Erramach, se rendre à la Cour d'Appel de Tétouan. Résultat des courses : neuf juges suspendus, dont cinq impliqués dans l'affaire Erramach, et trois autres mutés. En tout, 12 magistrats, plus que la moitié des juges de la cour d'appel de Tétouan, ont été directement sanctionnés pour leur implication directe ou indirecte, dans des affaires de drogue. Les sorties médiatiques du ministre de la Justice, Mohamed Bouzoubâa, montrent, si besoin est, l'engagement de son département à aller très loin dans l'exécution réelle des directives royales à savoir le contrôle rigoureux de l'appareil judiciaire et la bonne gestion de la chose publique. De toutes les façons, le rapport établi par la Commission d'enquête est accablant et met le doigt sur plusieurs anomalies et irrégularités ayant entaché la procédure judiciaire dans plusieurs affaires dont les principaux protagonistes sont Mounir Erramach et Mohamed El Ouazani (alias El Nene). Le parquet de la CSJ compte bien utiliser cette arme pour contrer la défense des magistrats, dont certains ont été dénoncés par Erramach devant la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ) et le juge d'instruction de la CSJ. Détermination du parquet Le parquet de la CSJ compte également faire appel aux dépositions de certains prévenus, comme le greffier de la cour d'appel de Tétouan Mohamed Hajji Zahir, qui n'a pas hésité à donner quelques noms de magistrats présumés complices d'Erramach devant le juge d'instruction. Sur le registre des hauts fonctionnaires de la Sûreté de Tétouan, le parquet semble déterminé à enfoncer le clou pour définir les responsabilités engagées de chacun des prévenus dans l'affaire. Et pour ce faire, le ministère public fournira des preuves, comme la situation financière des accusés, leurs aveux, les témoignages des familles et des proches, les révélations écrites d'Erramach qu'il a promis de fournir à travers sa défense… Si cela arrive, assure une source proche du dossier, plusieurs têtes vont tomber. Lors de la dernière audience, l'attention avait été accaparée par les propos de Y. Jbara qui avait affirmé, entre autres, que Sekkouri, Boussalem et Charaf Eddine avaient des "relations suspectes" avec Erramach, sans plus de précision. Malgré l'insistance de la Cour et de plusieurs avocats, Y. Jbara n'en dira pas plus. Plusieurs affaires dans l'affaire. L'opinion publique est à bout de souffle. Les déclarations des prévenus sont accablantes, mais manquent toutefois de preuves. L'affaire n'a pas livré tous ses secrets et les avis restent partagés entre un présumé "règlement de comptes entre services" et la volonté de "vider le dossier de sa substance". Les "non-dits" restent le maître-mot de toutes les plaidoiries à la CSJ. Cette juridiction, qui a donné son accord au report demandé par le parquet, a par contre rejeté toutes les requêtes de remise en liberté provisoire des 18 accusés poursuivis en état d'arrestation comme le demandait la défense. Pas question de précipiter les choses au détriment de l'issue de l'affaire. Pas question non plus de se prononcer tant que Erramach n'a pas craché tout le morceau. C'est un témoin à charge qui, à lui seul, peut décider du sort de tel ou tel prévenu. L'autre son cloche est celui de la défense. Pour les avocats, le fait que le parquet ait demandé un ajournement pour apporter de “nouvelles preuves” signifie que les poursuites engagées contre leurs clients sont “non fondées”. Sinon comment expliquer la décision du report du procès. “Le ministère public n'a plus rien à démontrer puisqu'il n'y a pas de flagrance. Les chefs d'inculpation retenus contre la plupart des prévenus sont basés sur des confessions non vérifiées d'un narcotrafiquant notoire. Si vous l'avez remarqué, tout se détruit au fil du procès”. En effet, pour les avocats, comme d'ailleurs pour les familles des 18 accusés incarcérés à Salé, l'espoir était grand de voir les leurs bénéficier de la liberté provisoire. Il n'en sera rien. La Cour a rejeté en bloc toute requête formulée dans ce sens. Il en sera de même pour une requête formulée par la défense du principal accusé concernant la rupture de l'isolement imposé à Mounir Erramach à la prison civile de Salé. La Cour déduira, après délibérations, que cet aspect ne relève pas de ses compétences selon les textes en vigueur régissant la direction pénitentiaire dans le pays. Date cruciale Presque deux mois après l'éclatement de l'affaire, la Cour en est encore à auditionner les 32 accusés dont 14 poursuivis en liberté provisoire. Le rendez-vous du 17 février est donc décisif et il appartient au parquet de la CSJ d'appuyer son réquisitoire par des preuves tangibles sur l'éventuelle culpabilité des présumés complices d'Erramach. Ce dernier, ex-vendeur de cigarettes, reconverti dans l'industrie du haschich, a également son mot à dire pour tirer cette affaire au clair. C'est lui qui tient les ficelles qui peuvent orienter les magistrats dans leurs investigations. Aujourd'hui, même derrière les barreaux, Erramach menace de dévoiler, documents à l'appui, la face cachée du procès. Lors de la dernière audience, ce dernier à déclaré aux juges de la CSJ: “Si je parle, je risque de semer la zizanie dans la salle et je préfère me taire". Menaçant, par rapport aux témoignages de certains prévenus, Erramach a affirmé que ses révélations peuvent toutefois donner une autre tournure au procès. Sans le savoir, Erramach reconnaît cependant qu'il fait dans le trafic de drogue. Né en 1973 à Tétouan, le jeune élève intelligent aux colères légendaires ne supportera pas longtemps la pression qu'il est en train de subir. Depuis son jeune âge, Erramach a joué au chat et à la souris avec la justice. Une fois en prison, une fois relaxé, une autre fois en fuite, le seigneur de la drogue, comme il le prétendait, a de l'expérience. Pas bête pour un sou, le baron de Tétouan déclare avoir consigné par écrit et filmé ses amitiés, les chèques qu'il a distribués et les conversations qu'il tenait avec les hautes sphères du pouvoir. Entre les vérités et les contre-vérités, Erramach détient à lui seul les secrets. S'il arrive à prouver réellement ses aveux, on en saurait alors beaucoup plus sur des affaires qui risqueraient de plomber encore une fois l'administration marocaine.