C'est par hasard que je me suis retrouvé à la galerie Tilila*, où Abdelkrim Ghattas expose ses dernières peintures. Je ne l'ai pas regretté. Un peu cavalièrement, je fausse compagnie à Mme Fatma Slimani-Jallal, qui dirige la jeune galerie avec une douce autorité. C'est que je me rends compte que les peintures exposées me regardent. Je les regarde à mon tour et me crois quitte. Erreur. Voilà qu'elles me parlent, me contraignant à les écouter, le regard attentif. Sans grand effort, j'y vois le portrait de Ghattas lui-même, comme sorti de l'imagination de Giacometti, étiré tout en hauteur, et surmonté de lunettes cerclées d'acier. Sûrement pas de platine. Le peintre ne roule pas sur l'or. Quand il ne sourit pas, Ghattas, par ailleurs professeur à l'Ecole des Beaux-arts de Casablanca, rappelle le révolutionnaire implacable interprété par Tom Courtenay dans “Docteur Jivago”. Mais il sourit souvent, d'un sourire crispé et ouvert à la fois, comme pour se protéger, laissant sa peinture s'exprimer pour lui. Je suis d'abord frappé par la présence récurrente d'un barreau traversant presque toutes les peintures, et autour duquel s'organise le tourbillon des couleurs exposant toutes leurs nuances. Hantise de l'enfermement ? Domine le bleu, espoir et peur des profondeurs océaniques. Le mauve et le gris aussi. Cela procède certainement d'une angoisse lointaine, qu'il faut peut-être rechercher du côté de l'enfance. Chacun porte ou traîne celle-ci derrière soi. Parfois, un ru rouge vif, sang frais. Invisible blessure ravivée. Ghattas a probablement à voir avec l'océan. Pour s'en libérer, quelques peintures éclatent soudain en orange-éclat de soleil et citron-soleil au zénith. Si, au fond de l'océan, il n'y a qu'angoisse, la vie s'épanouit au-dehors. Mais toujours, ce barreau qui traverse les peintures, pour rappeler qu'on n'est jamais totalement libéré. Il est impossible de rapporter tout ce que dit la peinture de Ghattas. Je retiens ce qui semble prémonitoire. Plusieurs toiles montrent quelque espace où a été jeté du blanc, à la manière des montagnards qui chaulent les murs. Cela procure une forte émotion quand je pense que ce blanc est peut-être le non-deuil de chez nous, celui que devra porter Ghattas quelque temps après, puisqu'il allait perdre son ami le plus proche, le très sensible cinéaste Ahmed Yachfine. En travaillant, le peintre savait déjà, confusément. L'artiste est toujours averti par une voix intérieure, celle-là même qui lui intime “ l'ordre ” de peindre. Elle est prémonitoire, aussi, cette toile intitulée “ Futuriste ”. Elle représente deux tours, avec toujours un barreau, mais cette fois-ci brisé en deux, chaque morceau adhérant à une tour. Je pensai trouver un horizon dégagé. Non, l'espace entre les deux tours est obstrué par une troisième tour avec, en son milieu, un portillon en forme d'ogive qui ne mène nulle part, entouré du rouge-rose d'un crépuscule sanglant. Je me demande si cette toile a été peinte avant ou après la destruction des tours de New-York. Décidément, la peinture d'Abdelkrim Ghattas me regarde. Je ne regrette pas de l'avoir écoutée, même si je ne peux rapporter l'indicible. * Galerie Tilila : 4, rue de la Réunion - Bourgogne ( derrière le Lycée Lyautey ) Casablanca. Jusqu'au 6 avril 2002.