Expert en sciences de l'agriculture à l'Université Mohammed Premier de Nador Malgré les importantes chutes de neige enregistrées ces dernières semaines et l'apport notable aux barrages, la campagne agricole marocaine reste suspendue à l'évolution des précipitations des prochains mois. Pour Kamal Aberkani, expert en sciences de l'agriculture à l'Université Mohammed Premier de Nador, ces pluies constituent une bouffée d'oxygène mais ne suffisent pas à « sauver » la saison. Marqués par des années de sécheresse, les agriculteurs demeurent prudents, tandis que le Maroc est appelé à opérer un changement structurel dans sa gestion de l'eau afin de sécuriser durablement son avenir agricole. Les dernières semaines ont été marquées par d'importantes chutes de neige sur 54.000 km2 et un apport de près de 300 millions de m3 dans les barrages. Peut-on dire aujourd'hui que la campagne agricole est sauvée ? Il faut rester mesuré. C'est indéniablement une bouffée d'oxygène. Dans le scénario optimiste, ces apports sont vitaux, ils sauvent la production automnale, favorisent le développement du couvert végétal pour le bétail et permettent un lessivage bénéfique des sols salinisés. La neige joue aussi un rôle principal en alimentant progressivement les barrages et les nappes. Cependant, le taux de remplissage national reste autour de 35%, ce qui est faible comparé à la situation d'il y a quinze ans. Si des régions comme le Loukkos ou le Gharb respirent, d'autres bassins majeurs, comme l'Oum Er-Rbia, restent à des niveaux critiques (moins de 20%). La campagne est donc lancée, mais elle n'est pas encore «sauvée». Tout dépendra de la régularité des précipitations en janvier, février et mars. Si la pluie s'arrête brutalement, comme ce fut le cas en 2022 et 2023, les cultures subiront un stress hydrique fatal avant maturité. Vous pointez du doigt un «traumatisme» chez les producteurs. Pourquoi ces pluies ne suffisent-elles pas à rassurer totalement les agriculteurs, notamment pour les investissements à long terme ? Il y a une dimension psychologique très forte. Après six années de sécheresse consécutives, la confiance est ébranlée. Les agriculteurs craignent d'investir, surtout dans l'arboriculture ou les cultures comme le raisin de table, qui nécessitent des irrigations en fin de cycle, en plein été (juillet-août). Leur crainte est rationnelle, ils ont peur de démarrer un cycle de production et de se retrouver sans eau au moment critique où l'évapotranspiration est maximale. Une simple pluie hivernale ne suffit pas à effacer le spectre des pertes passées. Sans garantie de dotation en eau pour l'été, beaucoup préfèrent s'abstenir ou réduire la voilure. C'est un frein majeur à l'investissement qui ne se résoudra pas uniquement par la météo, mais par une visibilité sur la ressource. Dans ce que vous appelez «scénario réaliste», quel changement de paradigme le Maroc doit-il opérer pour sécuriser son avenir agricole ? Nous devons sortir de la gestion de crise pour entrer dans une ère de prévention structurelle. Le «réalisme», c'est accepter que la sécheresse est devenue une donnée structurelle du climat marocain. Même si les barrages venaient à se remplir davantage, nous ne pouvons plus revenir aux surfaces cultivées d'il y a dix ans de manière anarchique. L'eau ne doit plus être perçue comme une simple ressource naturelle gratuite, mais comme un intrant stratégique, un investissement coûteux au même titre que les engrais. Cela impose une planification rigoureuse avec un contrôle strict des superficies, la fin de la distribution arbitraire de l'eau, et la généralisation de l'irrigation de précision. La stratégie de l'Etat, mixant stockage des eaux de surface et dessalement, doit se poursuivre sans relâche, indépendamment des pluies actuelles, pour garantir cette souveraineté alimentaire. Mehdi Idrissi / Les Inspirations ECO