Pour le centième anniversaire du vol de la Joconde au Louvre, le 21 août 1911 au petit matin, ne nous contentons pas d'évoquer le voleur, un peintre décorateur italien, Vincenzo Peruggia. Le 4 janvier 1914, la Joconde était de retour au Louvre. C'est une histoire, parmi mille et une autres, racontée dans Histoires de Joconde par Daniel Sassoon (aux éditions Stéphane Bachès, en 2007). La belle histoire bizarre et sympathique que je voudrais aborder aujourd'hui unit l'hydrologue Jean Margat, la Joconde et le Tafilalet. Jean est trop pris par ses Jocondes pour ouvrir un livre dont la jaquette n'arbore pas l'illustre sourire. Sa bibliothèque accueille des centaines d'ouvrages affichant la Joconde en couverture comme un certificat de bonnes mœurs. C'est pourtant son goût pour le la farce que Jean parvint à faire entrer au chausse-pied, sur une route du Maroc, dans les bottes de son obsession jocondoclaste. Cette entreprise hardie consistait, à défaut de tomber à pic, en une marche que l'hydrologue accomplit sur des semelles intérieures découpées par lui dans le portrait de la Joconde et usées au cours d'un voyage en autocar le 22 avril 1949, de Meknès à Ksar-es-Souk (380 kilomètres). Soixante ans plus tard, notre homme se retrouva au Maroc en face d'une jeune fille qui travaillait pour une organisation non gouvernementale dans une oasis. Sabine, une hydrologue, et son mari Rachid, étaient aussi du voyage. Avec eux, en plus de Claire, la fille de Jean qui enseigne la philosophie en banlieue parisienne à des élèves profondément hostiles à la théorie de Darwin, un hydraulicien naturellement éloquent lorsqu'il s'agissait d'évoquer la gestion des eaux de surface et des canaux. Tous parlaient de la pluie et du beau temps dans le Haut-Atlas, au sud de Ouarzazate. Claire m'a décrit le marteau du géologue recouvert de cuivre. Ce à quoi j'ai été le plus attentif, c'est à la description de la vallée de Skoura (la perdrix en berbère). « Est-ce que Jean a parlé de la Joconde à tel de ses amis marocains, chercheur en physique au CNRS ?» Claire est formelle : «Il cloisonne. Dans sa vie, et donc dans sa conversation, il y a des couches, comme toujours chez les géologues.» Je feuillette le Traité de Jocondoclastie rédigé par Jean Margat et publié en 1959 dans la revue Bizarre et joliment réédité en 2007 par l'éditeur belge la Maison d'à côté qui a aussi publié un volume avec film consacré à Khalil El Ghrib, le chercheur de beauté sécrète qu'admirait Edmond Amran El Maleh, et auquel je consacrai une chronique il y a quelques mois. Comme j'aimerais assister à une projection du film d'Henri Gruel et Jean Suyeux datant de 1957 qui s'intitule sobrement La Joconde. Inspiré des travaux et des jours du désadorateur de Joconde qu'est Jean Margat, cette œuvre où le transcendant satrape Boris Vian joue un professeur de sourire oblique, a enfin été mise à la portée de tous cinquante ans après avoir reçu la palme d'or du court-métrage à Cannes en 1958. La vie de Jean aura presque entièrement été sacrifiée à l'adoration des couches géologiques et à la détestation sournoise de la Joconde. La graine de sa vie intérieure, c'est la contradiction qui sourit en lui perpétuellement. Du 29 octobre au 5 novembre 2009, c'est un voyage dans le Tafilalet sur les traces de Jean Margat et avec lui qu'accomplit un groupe d'amis marocains et français férus d'archéologie, de géographie, de géologie, d'ethnologie. Le Tafilalet est une région magique où Jean Margat pratiqua dès juillet 1951 un essai de pompage du puits Gemes de l'Rhafouli à Fezna. En 2009, la fine équipe – quatorze personnes et presque autant de chapeaux – commença par être accueillie chez M. Aboufrass à Marrakech qui leur offrit un festin à l'ombre des oliviers. C'est que soixante ans après les premières activités marocaines de l'hydrologue Jean Margat, les géologues et hydrologues marocains continuent d'échanger avec ce savant qu'ils ont accompagné de Ouarzazate à Tinerihr, avec qui ils ont admiré la retenue du barrage El Mansour à la confluence des oueds Dadès et Ouarzazate qui forment le Draâ, les plateaux steppiques du Sillon Sud-Atlassique qui s'intercalent entre les relfiefs au Haut-Atlas et de l'Anti-Atlas, la Kasbah Amerdhil qui date du XVIIe siècle, El Kelaa Mgouna, vers Boutaghar, la vallée des roses, la vallée de l'Asif M'Goun et l'Haut-Atlas à l'horizon ! Jean Margat n'a rien dit à ses coéquipiers de son extravagante collection de Jocondes : Monna Lisa sur taie d'oreiller, sur étiquette de bouteille d'huile d'olive ou peinte par des adorateurs ou jocondoclastes du monde entier. Mais si la Joconde devait à nouveau quitter le Louvre, qu'elle aille donc se balader dans les gorges du Todhra («Akka n'Tizgui ») ou dans la haute vallé du Rheris (Amdrhous). Jean Margat lui enseignera la différence entre calcaires du Bathonien-Bajocier et calcaires du Jurassique moyen Aalénier-Bajocier. L'éditeur ne peut que vous remercier deux fois pour cette chronique. Une fois pour Jean Margat et une seconde pour Khalil. Amitiés Monsieur Jay, quel article délicieux ! Luxe de détails, calme musique de paix entre les peuples et voluptés géologiques. C'est la Joconde qui vous dit merci.