Alors que le gouvernement s'engage dans une réforme sociale présentée comme historique, les chiffres avancés par Aziz Akhannouch lors de son passage à la Chambre des conseillers mardi dernier peinent à dissiper les doutes sur la faisabilité réelle d'un programme aux ambitions vastes mais à la trajectoire encore floue. Avec une enveloppe budgétaire qui devrait atteindre 29 milliards de dirhams en 2026, le chef de l'exécutif affirme vouloir positionner le Royaume au deuxième rang africain en matière d'effort budgétaire pour la redistribution sociale – près de 2 % du PIB. Mais derrière cet affichage des tensions budgétaires latentes apparaissent. Lancé conformément aux Hautes Instructions Royales, le programme d'Aide sociale directe entend cibler 4 millions de foyers, soit près de 60 % des ménages non couverts par un système d'allocations familiales. Il prévoit des aides mensuelles comprises entre 500 et 1 200 dirhams, modulées en fonction de la composition familiale. À ce jour, environ 4 millions de foyers, représentant près de 12 millions de bénéficiaires, sont déjà inscrits dans le dispositif. Mais cette montée en puissance rapide interroge : quelle est la vision d'ensemble ? Où sont les garde-fous budgétaires ? Le Maroc est-il prêt à inscrire durablement un tel programme dans ses équilibres de finances publiques ? Si l'objectif d'un meilleur ciblage social ne fait pas débat, les moyens déployés, eux, soulèvent des interrogations de fond. Le financement de cette politique repose-t-il sur des arbitrages durables ou sur une logique de conjoncture ? Et surtout, comment ce dispositif s'articule-t-il avec les autres priorités du Royaume, notamment les engagements massifs pris pour l'organisation de la Coupe du monde 2030, qui mobiliseraient – selon les projections officielles – plus de 120 milliards de dirhams d'investissements publics et privés ? Lire aussi : Aide sociale directe: plus de 431 mille veuves bénéficiaires dans les zones urbaines et rurales À l'approche des échéances électorales de 2026, le gouvernement semble vouloir accélérer une réforme d'ampleur sans en poser toutes les fondations. L'architecture institutionnelle de l'Etat social est encore inachevée, les mécanismes d'évaluation sont absents, et la coordination intersectorielle reste faible. Si l'exécutif met en avant la plateforme numérique Asd.ma, lancée en décembre 2023, comme gage d'efficacité et de transparence, cette digitalisation ne suffit pas à compenser l'absence d'un système intégré de suivi et de redéploiement stratégique. Le recours exclusif au ciblage monétaire – sans articulation avec des services sociaux de base renforcés – risque en outre de consolider des formes de dépendance plutôt que d'émanciper durablement les bénéficiaires. Sur le plan macroéconomique, la mise en œuvre de ce programme intervient dans un contexte de tensions sur les ressources publiques. L'Etat doit faire face à un alourdissement du service de la dette, à des besoins croissants en infrastructures (routes, santé, éducation), et à la pression constante pour maintenir la compétitivité de son modèle économique. L'équilibre est d'autant plus délicat que le financement du méga-projet footballistique à l'horizon 2030 mobilisera une part considérable de la dépense publique, au détriment possible des politiques sociales structurelles. Une logique quantitative qui masque les fragilités sociales Le gouvernement insiste sur les résultats immédiats : 5,5 millions d'enfants et plus d'un million de personnes âgées bénéficient aujourd'hui d'un appui financier mensuel. Parmi les foyers recensés, 3,2 millions bénéficient de l'Assurance maladie obligatoire (AMO), et 2,4 millions ont des enfants à charge. Mais derrière cette avalanche de données, l'impact réel sur la résilience des ménages reste peu documenté. Aucun indicateur ne permet aujourd'hui d'évaluer dans quelle mesure ces transferts améliorent concrètement l'accès à la santé, à l'éducation ou à l'emploi. La logique comptable ne saurait remplacer une analyse qualitative des effets socio-économiques de la politique menée. L'arbitrage budgétaire entre solidarité sociale et rayonnement sportif devient de plus en plus visible. L'ambition marocaine d'accueillir le Mondial 2030 – aux côtés de l'Espagne et du Portugal – constitue certes une opportunité diplomatique et économique. Mais elle exige un effort budgétaire colossal, avec des investissements programmés dans les infrastructures sportives, hôtelières, ferroviaires et numériques. Le gouvernement peut-il simultanément financer ces ambitions internationales et construire un Etat-providence cohérent ? La réponse, pour l'heure, reste suspendue à une stratégie budgétaire peu claire. En l'état, aucune mesure fiscale structurante n'est venue accompagner le financement de ce programme. La promesse d'une réforme de la fiscalité sur la fortune, d'un rééquilibrage de la pression fiscale entre les différents segments de la population ou d'un élargissement de l'assiette reste lettre morte. Le financement de l'aide sociale repose encore essentiellement sur les ressources traditionnelles de l'Etat, elles-mêmes fragilisées par la conjoncture économique. Le risque est donc réel : voir ce programme devenir une mesure de visibilité politique sans transformation structurelle.