Si le pain est connu pour être un incontournable dans les habitudes culinaires au Maroc, son procédé se croise avec celui de plusieurs cultures anciennes, de la Mésopotamie à la partie occidentale de la Méditerranée, en passant par l'Egypte ancienne et la Grèce. Des données archéologiques estiment que la préparation du pain aurait pris forme dans le Néolithique, voir avant. Dans la tradition amazighe, 'tafarnout' symbolise l'évolution de ces pratiques. Plus qu'une préparation de base quotidienne, le pain symbolise une accumulation des traditions, une transmission de savoir-faire et une pérennisation des modes de vie ancestraux. Au Maroc, plusieurs variantes existent, selon les régions. Toujours est-il que l'usage commun consiste à mélanger des céréales réduites en farine, de la levure, du sel, de l'eau et parfois de l'huile d'olive. Dans le patrimoine culinaire amazigh, ce que l'on appelle tafarnout reflète une habitude culinaire héritée au fil des siècles, qui consiste à pétrir une pâte aux composantes simples, de la cuire ensuite au four en terre, pour accompagner tous les mets, les petits déjeuners et les collations. Pendant des siècles, il a été partagé en famille, accompagné d'huile d'argan, de miel ou d'amlou, la traditionnelle marmelade d'amande. S'il est difficile de définir une période précise de l'introduction du pain traditionnel dans les habitudes culinaires marocaines, il reste largement admis dans les récits historiques que cette préparation est commune à de nombreuses civilisations anciennes. Dans la préhistoire, des procédés ont déjà posé les bases, à savoir une combinaison d'eau et de céréales pour se nourrir. D'ailleurs, des découvertes archéologiques ont montré de premières preuves de l'existence de la farine remonteraient au Paléolithique supérieur, il y a 30 000 ans. Transformée bien plus tard en pain azyme, la farine aurait été plus popularisée au cours du Néolithique, il y a près de 10 000 ans, lorsque le blé et l'orge ont été exploités en Mésopotamie et près du Nil. Un processus développé chez les civilisations anciennes Avec le développement des premières formes de l'agriculture, le pain a été préparé plus largement chez les populations anciennes. L'Antiquité (3400 – 3200 av. J. -C.) marque l'émergence de techniques plus élaborées de préparation, en conservant une partie de pâte de la veille pour l'utiliser comme un levain, afin d'obtenir un processus de fermentation. C'est le cas notamment en Grèce, où des découvertes à Pompéi attestent de cette pratique culinaire. L'Egypte antique (3150 – 31 av. J.-C) connaît particulièrement une évolution notable de la préparation, devenue alors un marqueur sociétal, avec les céréales cuisinées en bouillies épaisses. C'est certainement la raison pour laquelle de nombreux récits historiques rattachent la tradition du pain à cette région, comme l'explique l'historien de l'alimentation Pierre Leclercq, collaborateur scientifique au sein de l'Unité de recherche transitions à l'Université de Liège. Dans son entretien «Les grands mythes de la gastronomie : L'histoire du pain» (2018), le chercheur est revenu sur les origines du pain levé, en expliquant notamment cette légende selon laquelle une paysanne égyptienne aurait oublié son pâton dans le coin d'une pièce, pour s'apercevoir qu'il a levé, quelques jours plus tard. Le chercheur souligne que cette version a été popularisée par le sociologue du XIXe siècle, Louis Bourdeau. Dans son ouvrage Histoire de l'alimentation, paru en 1894, celui-ci «affirme que ce sont les premiers agriculteurs qui inventent la meule permettant d'écraser le grain pour donner une farine tamisée à la main qu'ils consomment d'abord en bouillie, qui est une préparation dite 'très simple, facile et prompte' mais donnant un mets 'peu appétissant, qui empâte et affadit l'estomac'». Selon lui, le pain levé serait ainsi une invention remontant à près de 4 000 ans. «Quarante ans après la parution de l'œuvre de Louis Bourdeau, cette histoire est reprise et perfectionnée par le botaniste polonais Adam Maurizio dans sa monumentale Histoire de l'alimentation végétale publiée en 1932 et qui fera autorité les cinquante années suivantes. Non seulement cette histoire est beaucoup trop simplificatrice, mais en plus, elle relève de plusieurs mythes», explique Pierre Leclercq. Dans son propos, l'historien déconstruit en effet «le mythe d'une évolution linéaire allant de la bouillie, forcément rustre et indigeste, vers la galette et enfin le pain levé, summum civilisationnel qui a évincé ses prédécesseurs». «Confronté à la réalité archéologique, ce préjugé culturel ne tient pas la route. D'une part, il est tout à fait probable que la galette ait précédé la bouillie, et non pas l'inverse, et d'autre part, on remarque que la bouillie a parfois été préférée à la galette, et ce malgré la présence de blés panifiables, comme, par exemple, sur le site néolithique de Çatal Höyük», a-t-il souligné. «Les théories du hasard présentent nos ancêtres comme des êtres passifs empêtrés dans une routine que ne viendrait troubler que l'un ou l'autre accident responsable d'une innovation spontanée, comme tombée du ciel. Les hommes et les femmes du Néolithique et de l'Antiquité tardive étaient capables d'anticipation, ils avaient de l'imagination. Un geste en entraîne un autre, et un produit progresse tout doucement au gré des évolutions technologiques, agricoles, mais aussi culturelles.» Pierre Leclercq Des traditions ancrées dans les habitudes culinaires Plus loin, Pierre Leclercq mentionne que malgré les preuves archéologiques limitées, on pourrait dire que le pain au levain serait né même vers -6.000, avec la multiplication des moules à pain dans la région du Moyen-Orient. «Mais ce n'est pas pour autant que le pain levé a éradiqué toutes les autres formes de produits céréaliers, car, dans l'Europe néolithique ainsi que dans les civilisations mésopotamiennes et égyptiennes, les pains, bouillies et galettes cohabitaient», précise-t-il. Cette lecture expliquerait l'existence de nombreuses variantes de mélanges de pâtes et de céréales dans les traditions locales du pourtour. Dans la région de la Méditerranées, diverses régions sont en effet connues pour leurs traditions de fabrication de pain, à l'image de 'tafarnout', au Maroc. En Europe, ce savoir-faire a été développé au fil des siècles, jusqu'à l'ère médiévale chrétienne, durant laquelle cet aliment a constitué aussi un marqueur social. Dans certains usages européens, le pain rassis a même servi d'assiette (trencher) absorbante pouvant être mangée ou donnée, une fois le contenu terminé. Dans la région non califale, cette pratique aurait perduré, jusqu'à la diffusion de l'usage des assiettes en bois. Dans la rive sud de la Méditerranée, on a également distingué entre «un pain blanc et un pain noir», souligne Mohamed Houbaida, professeur d'Histoire à l'Université Ibn Tofaïl de Kénitra. Dans son ouvrage «Le Maroc végétal – l'agriculture et les aliments au Maroc précolonial» (éd. Le Fennec, 2017), le chercheur a consacré un segment à la tradition du pain dans le pays, connu historiquement pour sa production céréalière abondante. Dans ce sens, il indique que la consommation du pain d'orge et du pain dit «complet» a été associée principalement associée à la large population. Celui à base de blé est devenu ensuite l'apanage de l'élite. Dans tous les cas, la saveur de la préparation aurait attiré les férus de pâte pétrie et cuite au four, au-delà des cultures. A ce titre, Mohamed Houbaida cite le témoignage de Georg Høst, consul du Danemark résident à Rabat au XVIIIe siècle. En 1799, le diplomate aurait ainsi décrit le pain blanc qu'il a consommé au Maroc comme étant «le meilleur du monde». Plus loin, le chercheur analyse l'existence de variantes de pâtes pétries, avec ou sens levure, préparées dans les villes ou dans les campagnes. Dans ce contexte, il souligne que le pain conventionnel à base de farine industrielle ne s'est ancré dans le pays qu'au milieu du XXe siècle. Au-delà de l'habitude culinaire, la préparation du pain, son ancrage historique et territorial, ont été un véritable moteur pour de nombreux corps de métiers, avec l'émergence des fours de quartiers, des moulins modernes, puis des boulangeries. Au grès des évolutions économiques, sociétales et industrielles, cette préparation aura toujours conservé sa place de choix dans les usages alimentaires quotidiens.