Auteur d'une thèse sur l'Etat islamique et les motivations des départs vers les zones de guerre, Montassir Sakhi estime que les politiques de déradicalisation en France ne sont pas adaptées à la réalité du terrain. Il déplore également l'approche disciplinaire qui a été privilégiée au lendemain des attentats de 2015. L'article «Naissance de la radicalisation et du sujet musulman dans le traitement du terrorisme en France», sur lequel porte l'interview, fait partie de la thèse en cours de Montassir Sakhi, doctorant à l'université Paris-VII, intitulée «Être et faire en Etat islamique. Pourquoi et comment des jihadistes français et marocains s'engagent avec Daech». Globalement, quels constats faites-vous du traitement du «sujet» musulman, pour reprendre vos mots, lorsqu'on évoque la question du terrorisme en France ? Ce que j'essaie de démontrer dans ce travail de recherche, que j'ai mené notamment avec des familles dont les enfants ont rejoint l'Etat islamique, c'est qu'il y a eu, à partir des attentats de 2015, un grand redéploiement de plusieurs mécanismes dans l'objectif d'un traitement démesuré de la question de la radicalisation. A partir de là, cette question ne va plus concerner uniquement les personnes supposées terroristes ; il va y avoir un effet de généralisation, un passage à de véritables politiques publiques derrière lesquelles se profile un nouveau quadrillage du territoire, d'ordre disciplinaire. Ces politiques vont concerner non seulement les personnes impliquées dans des actes terroristes, notamment celles qui sont parties en Syrie et en Irak, mais aussi un panel assez large de la population et cela sans qu'il y ait un éclaircissement des motivations de départs et de passage à l'acte. Elles vont se déployer au niveau des banlieues, et portent dorénavant sur l'ensemble de la question de l'islam – la fermeture des mosquées, l'attention portée aux signes distinctifs de cette religion entre autres –, la mise en place de plusieurs politiques au sein des universités pour former des nouveaux professionnels de «la Radicalisation» par exemple, ou la formation de nouveaux éducateurs qui vont travailler sur des populations considérées comme productrices de terroristes et, ainsi, stigmatisées. On ne peut tout de même pas laisser ouvertes des mosquées susceptibles de propager des discours haineux, pour reprendre votre exemple… Bien sûr, mais la question du terrorisme tombe dans l'incompréhension totale. Ce qui ressort du travail que je mène sur la question de l'islam, c'est que le terrorisme est un échec de l'islam en France – échec à intégrer des populations, à pouvoir être un vecteur de pacification sociale là où la marginalisation explose. Or l'islam est une chance pour les zones déshéritées, et les mosquées – comme plusieurs autres associations et lieux de culte chrétiens, judaïques ou d'autres religions – jouent un rôle très important dans l'éducation des jeunes en situation de fragilité sociale ou en quête d'une société moins violente que celle encadrée par les mécanismes étatiques et capitalistes. Les politiques publiques ont toujours été conscientes du rôle joué par l'islam dans la réintégration de la population. Cependant, aujourd'hui, les politiques de fermeture des mosquées et de lutte contre les gens supposés radicaux sont principalement chapeautées par les tenants du discours d'extrême droite, et ne s'inscrivent plus dans la tradition républicaine des politiques sociales. Les politiques de déradicalisation ont procédé par la sélection d'un problème social : l'Etat a toujours dû sélectionner à un moment donné la question pour responsabiliser, faire passer la chose comme étant simpliste, alors que le terrorisme est une question avant tout sociale, c'est-à-dire qui nous concerne et nous responsabilise toutes et tous. Les gens avec qui je travaille (60 familles dont les enfants ont rejoint l'Etat islamique, ndlr) n'ont jamais mis les pieds dans une mosquée. Leur rapport avec ces lieux de culte était très mince, voire inexistant. En quoi les politiques de déradicalisation ne sont-elles pas suffisamment adaptées ? La question du terrorisme est une question sociale : elle incombe la responsabilité de plusieurs éléments. Quand on travaille sur les trajectoires de ces personnes, on ne peut pas ne pas aborder de grandes questions comme celle de la marginalité sociale, du sens que l'on donne à la vie, de l'incapacité à trouver des lendemains qui chantent – en somme, de la société moderne telle qu'elle se déploie sous nos yeux aujourd'hui. La deuxième réponse de l'Etat est individualisante ; elle responsabilise les seuls individus. On parle là d'une totale psychologisation du monde social. Or, de fait, la déradicalisation n'engage pas un travail sur le psychisme : elle réprime, elle surveille, elle contrôle, alors que la psychologie est intrinsèquement liée au social. Vous parlez également de «mécanismes de territorialisation» qui ciblent une population tout entière, au-delà des seules personnes radicalisées. C'est-à-dire ? Le terrorisme a été l'occasion pour l'Etat d'accélérer un retour massif dans la société, notamment avec les mécanismes de l'Etat d'urgence, qui illustrent très bien la manière dont l'Etat s'est saisi du terrorisme pour retrouver sa force au sein des territoires, autrement dit pour reterritorialiser. Ça a aussi permis le déclenchement de plusieurs grands mécanismes au niveau de la justice. La justice aujourd'hui, à partir de cette étiquette du terrorisme, va au-delà de la question de la preuve. Juger des gens à vingt ans de prison uniquement sur l'aval de l'intention, comme le frère de Mohamed Merah, est un exemple parmi tant d'autres que je suis quotidiennement au palais de justice. La justice se refonde sur «l'intention» plutôt que la preuve : elle permet l'omniprésence de l'Etat et l'interprétation systématique des mots et des faits des accusés. L'Etat se remuscle, retrouve un nouvel élan à partir de la question du terrorisme. La déchéance de la nationalité, si elle n'a finalement pas été votée, a suscité des débats houleux. Quelles lacunes de la société française, et de l'Etat français, trahit-elle ? Les conséquences de ce débat ont été désastreuses, dans le sens où il a continué à diviser, à montrer que cette division, déjà présente au sein de la société, peut être reprise en charge par l'Etat puisque lui-même est capable de dire à qui on peut enlever la nationalité. Or on sait très bien que les personnes dites radicalisées sont nées en France et ne connaissent pas d'autres pays de référence que la France. Il s'agit également de montrer que le terrorisme serait une guerre extérieure, alors que les chiffres officiels montrent que parmi les gens qui sont partis en Irak ou en Syrie, 48% sont des convertis, des «blonds aux yeux bleus». On veut montrer que l'ennemi serait extérieur, en dehors des frontières, considérer un «nous» contre un «eux» qui seraient étrangers et différents – le retour à la vieille pensée de l'Etat-Nation –, alors que la réalité du terrorisme s'inscrit bel et bien dans les territoires français et dans les problèmes sociaux de la France actuelle. Ce débat sur la déchéance de nationalité montre que l'idéologie selon laquelle une nation se définit selon son ethnicité, est toujours existante. Il n'est pas non plus sans rappeler la déchéance de nationalité qui frappa les juifs dans les années 40, et montre ainsi qu'il y a toujours cette capacité à retrouver une nation pure.