Vacances gâchées Il fait chaud en cet après-midi torride du 10 Juillet 1971: Deuxième journée de vacances à Rabat, chez mes tantes paternelles. Je suis heureux...Nous marchons d'un pas déterminé et sûr. Toute la famille est là sauf papa qui a préféré savourer une délicieuse sieste au lieu de sortir par cette suffocante chaleur... Guidé par la cousine, notre petit groupe traverse le petit bois, traverse une large route et longe la haute muraille du palais royal, impatient d'atteindre la porte principale. La cousine nous somme de nous presser de crainte de rater les festivités qui se passent de l'autre côté de l'enceinte. Je suis tout en émoi: C'est la première fois que je vais voir le palais royal que je ne voyais qu'à la télé lors des cérémonies nationales ou religieuses. J'imagine ce qui se passe de l'autre côté de la muraille et je veux déjà y être pour savourer les merveilles des merveilles! Je me sens léger, aérien, épanoui, ravi. Vraiment je suis gâté et privilégié et je peux déjà prévoir des vacances royales en famille, dans la ville impériale, capitale de mon pays bien-aimé! ...Nous marchons. Il fait chaud. Le soleil est rutilant et souriant. Il a l'air de partager ma joie...Nous entendons soudainement des explosions, des sifflements, des détonations, des pétards comme des coups de feu. La cousine nous rassure, nous expliquant qu'il s'agit seulement de feux d'artifice. Inquiète, maman lui fait remarquer que ce n'est pas normal et que c'est même étrange d'allumer des feux d'artifice en plein jour et que, normalement, cela doit se faire plutôt la nuit. En guise de réponse, la cousine choisit le silence des sages. Nous avançons quand même. Plus nous approchons, plus les explosions s'amplifient. Il faut faire vite pour ne pas rater la fête...Un motocycliste vêtu d'uniforme militaire passe en pétardant. Ralentit. Freine. Eteint le moteur. Se retourne. Nous regarde fixement. Il veut sûrement nous parler. Il a l'air inquiet. Il veut nous dire quelque chose mais hésite. La cousine le prend pour un dévergondé impoli qui veut draguer et nous ordonne de continuer notre marche. je le toise durement du haut de mes douze ans dans l'intention de lui dire qu'il a intérêt à partir nous laissant en paix s'il ne veut pas avoir d'histoires. Je suis près à protéger les miens comme un loup. Je rougis, courroucé, les yeux projetant le feu! Il n'insiste pas. Il démarre et s'en va à vive allure, nous abandonnant à notre sort...Nous continuons notre marche insoucieuse vers la fête du palais...Soudain, nous entendons de cris et des appels. Nous nous retournons. C'est papa qui surgit du petit bois en courant. Il traverse la route en enfilant son pull-over jaune. Il nous fait signe de nous arrêter. Maman dit en souriant: " Je pense que votre père a enfin choisi de nous accompagner à la fête au lieu de roupiller comme un loir!"...Papa gesticule comme un pantin. Je n'ai jamais vu mon géniteur dans cet état étagement drôle et drôlement étrange. Il accourt en hurlant à s'époumoner: " Revenez! Revenez!" Nous nous arrêtons...Il arrive essoufflé, sur le point de suffoquer. Nous le regardons haleter comme un lévrier sans rien comprendre. Il finit par reprendre son souffle et dit: " Dieu merci, j'ai pu vous rejoindre avant que vous n'arriviez au palais! Dieu merci! Allez, vite! On n'a rien à faire ici. Ici, on est en danger de mort!" Maman le supplie de lui expliquer ce qui se passe. Il dit tout en regardant autour de lui de peur que quelqu'un ne l'entende:" Le palais royal a été attaqué. L'armée a attaqué le palais. C'est un coup d'état contre le roi!" Maman dit alors:" Je comprends maintenant; ce ne sont pas des feux d'artifice! C'est une attaque armée et nous sommes juste derrière le mur! Que Dieu nous protège!"... En réalité, ce que nous avons pris pour des feux d'artifices inoffensifs, stupides et niais que nous sommes, ce sont des coups de feu, des grenades, des mortiers et des rafales de mitraillettes. C'est la guerre, là juste derrière cette muraille! Des gens sont sûrement en trains de mourir à cet instant même et nous sommes à quelques pas de la porte principale, à deux pas de la mort! Alors, le soldat de tout à l'heure n'avait pas l'intension de draguer. Il voulait nous prévenir du danger imminent qui nous menaçait et quelque chose l'en a empêché: La peur sûrement!...Il faut fuir sur la champ. Nous rebroussons chemin en courant comme si nous avions le diable aux trousses! Dans sa course effrénée; ma pauvre mère qui n'a pas l'habitude de pratiquer ce beau sport appelé " la course à pied", fait tomber son foulard et trébuche. Mon père la tient par la main et l'aide à avancer tant bien que mal...Nous ne savons pas comment nous avons traversé le petit bois ni comment nous sommes arrivés chez nos tantes paternelles. La peur donne des ailes, me diriez-vous! Nous entrons essoufflés, haletant comme des chiens. Ma tante Hniya ferme le portail de la villa à double tour. Chacun s'affale où il peut. Nous soufflons bruyamment. Nous transpirons...Ma tante Rquiya tremble comme un chat mouillé... Cela n'augure rien de bon. Je vois la peur et la stupeur dans les yeux des grands. Ma tante Hniya pleure. Quel malheur!...Je ne comprends rien à ce qui se passe et je veux tout comprendre. Nous nous accrochons aux jupons de notre mère comme des oisillons, pétrifiés par l'angoisse et l'anxiété...Maman demande à mon père d'aller acheter des provisions avant que toutes les boutiques ne ferment. On ne peut rien prévoir et personne ne sait comment vont se dérouler les choses. Mon père sort... Un silence de mort s'installe et fait mal...Ma tante Hniya entame un soliloque inintelligible dans lequel elle s'adresse directement à ces mutins qui ont eu l'audace et l'outrecuidance d'attenter à la vie du souverain, leur crachant dessus, maudissant leurs mères et toutes leurs familles, les insultant de tous les noms, leur assurant une mort rapide et terrible et une belle friture en enfer!... Elle commence vraiment à délirer, emportée par sa colère, prenant son rôle tragi-comique trop au sérieux. Elle crie:" Je veux qu'on me donne une hache et qu'on me lâche! Je les décapiterai en mille morceaux et les jetterai aux chiens bâtards et aux sales vautours! C'est tout ce qu'ils méritent; ces assassins, ces mécréants, ces ennemis de Dieu, de la patrie et du roi. Ils ont osé toucher à la personne sacrée du roi, "Amir Al Mouminine" ( le Commandeur des Croyants), le jour même de son anniversaire! Maudits soient-ils! Ils ne savent pas que notre roi est un Chérif et que sa malédiction les brûlera comme la foudre! Ils iront tous en enfer, ils iront tous en enfer!"...Tante Rquiya, quant à elle, se contente d'égrener son chapelet en psalmodiant des prières inintelligibles pour l'enfant que je suis...Silence morbide...Ambiance macabre...Deuil...Obsèques de la joie...Funérailles du bonheur... Mon père revient les bras de chargés de paquets: Viande, poulet, fruits, légumes, lait, sucre, thé, farine, etc. Il y a de quoi sustenter tout un régiment! Papa dit; " On sait jamais, nous devons prendre nos précautions." Tante Hniya, qui a toujours quelque chose à dire, lui fait remarquer que cette calamité qui nous est tombée sur la tête, lui a enlevé toute envie de manger. Pourtant, moi j'ai un petit creux et c'est justement l'heure du goûter. Les grands sont trop préoccupés par leurs problèmes de grands pour penser à nous, les petits. Ils nous laissent sans manger...Ils veulent avoir des nouvelles, savoir se qui se passe dehors. Le roi est-il mort? Tante Hniya allume le poste de télé: Musque militaire...Un speaker lit un communiqué auquel je ne comprends que dalle! Il paraît que des officiers militaires ont fait un coup d'état contre le pouvoir monarchique marocain...Même charabia à la radio: Une voix masculine ressasse interminablement les mêmes paroles qui dépassent mon entendement d'enfant et dont je ne comprends que quelques bribes. Pourtant, une phrase terrible pénètre mon esprit et ne veut plus le quitter. Et même à présent, 42 ans plus tard, elle résonne encore dans ma tête comme si je l'entendais pour la première fois. Comme la mémoire émotive est étrange! On peut se rappeler facilement un événement, des paroles, un visage ou une scène datant de notre petite enfance et oublier complètement ce qu'on a fait hier! ...Cette voix dit en arabe: " L'armée, l'armée a fait une révolution!"...Je n'ai jamais entendu ce mot " révolution"( tawra en arabe)...Tawra, quel étrange mot!...Intrigué et poussé par ma curiosité infantile, je demande à ma mère:" Maman, c'est quoi "Tawra?"...Elle me regarde hébétée comme si elle revenait soudainement d'un voyage intergalactique ou réveillée d'un songe fantastique. Elle fait un effort considérable de réflexion. Je le sais à sa façon de froncer les sourcils et de se gratter la tête comme si elle avait des poux. Elle finit par répondre:" Tawra, c'est...C'est...C'est la femme de Tawr"...Mais c'est évident, pourquoi je n'y ai pas pensé tout seul? ( En arabe" Tawr" c'est "Taureau")...Je dis alors à ma mère:" Puisque Tawra est la femme de Tawr, donc c'est la vache?" ...Pour se débarrasser de mes questions embarrassantes, elle répond sans même réfléchir:" C'est ça!" Et moi de répliquer: " Mais comment l'armée a-t-elle fait une vache dans le palais royal? Et quelle est la relation de la vache avec le roi?"...Commençant à s'énerver, elle me crie:" Je n'en sais rien! Fous-moi la paix! Va jouer!"...Décidément, les grands sont nuls, ne comprennent rien et prétendent tout savoir! Et quand on leur demande pour comprendre et apprendre, ils refusent de nous répondre! Comment veulent-ils alors que nous comprenions leur monde bizarre et incompréhensible? Nous regardons la rue à travers la grille du portail. La rue est déserte; pas âme qui vive! De temps en temps, des véhicules militaires passent à une vitesse folle. Des hélicoptères survolent la ville à très basse altitude, à croire que l'on peut les toucher rien qu'en levant la main! Des sirènes d'alarme assourdissantes nous font sursauter chaque fois qu'elles sont déclenchées. On sent que de terribles événements sont en train de s'accomplir et que l'avenir et le sort de tout un pays sont en jeu et dépendent de ce qui se passe à ce moment précis. Est-ce la guerre? Est-ce l'apocalypse? Nous voulons tellement avoir des nouvelles; Le roi est-il mort? Est-il encore vivant? Nous attendons. Nous nous inquiétons. Nous craignons le pire. Et cette sordide et macabre musique militaire à la radio. " Fermez cette maudite radio ou je la brise en mille morceaux!", hurle mon père ,frôlant la crise de nerfs. Et de nouveau le silence...Silence interminable, glacial, mortel... L'horloge du salon me martèle la tête, me donnant la migraine...J'entends la discussion des grands qui se veulent discrets, mais n'y comprends pas grand-chose: "-Que se passe-t-il dehors? Le roi est-il mort? -Que Dieu le protège! -Que sera-t-il de notre sort? -Que Dieu maudisse les militaires! -Si le coup d'état réussit et l'armée prend le pouvoir, le Maroc sera-t-il comme la Libye? -Nous vivrons sous les bottes de la dictature militaire. -Mon Dieu, nous serons comme des esclaves: Aucune liberté, aucun droit, rien! -Le couvre-feu chaque soir, les barbelés partout! Nous nous déplacerons avec des laissez-passer dans notre propre ville! -Un simple soldat ignorant, illettré et sans aucun grade fera la loi et nous maltraitera à sa guise! -Nous devrons demander une autorisation pour tout et n'importe quoi! -Nous ferons la queue pour acheter des légumes et du pain. Nous vivrons comme les Cubains; quel chagrin! -Plutôt mourir! - Et blablabla et blablabla..." Je m'évertue à comprendre et ne comprends rien. Vraiment, je suis aux antipodes de la chose politique que je considère comme un casse-tête chinois, une maladie dangereuse réservée aux grands. Dieu merci, je suis encore petit et ne risque pas de la contracter. Dieu m'en préserve! Le temps passe...Il fait nuit...Personne ne dort...Comment dormir quand on est inquiet et l'esprit préoccupé par mille et une questions?...Nous attendons...Nous guettons... Nous épions...Soudainement, nous entendons la voiture du voisin entrer au garage. Justement, le voisin est chauffeur au palais royal et il a sûrement toutes les réponses à nos questions...Nous accourons aux nouvelles...Les grands posent mille questions à la fois; impatients. Le voisin a beaucoup de mal à les calmer. Il les rassure que le roi est vivant et bien vivant, qu'il va bien et que le pouvoir est encore entre ses mains. Il affirme que le coup d'état a échoué et que les mutins seront punis sans aucune pitié: Ils seront exécutés! A ce moment, j'ai la gorge serrée et j'ai mal à respirer! Joyeuses, les femmes poussent des youyous de triomphe et de victoire. Mon père leur ordonne de se taire...Nous remarquons que la voiture est dans un état catastrophique, déplorable et désastreux; comme ce qu'on voit au cinéma, sauf que cette fois ce n'est pas du cinéma, c'est la réalité bien réelle: La voiture est criblée de balles! Une djellaba de cérémonie blanche, une casquette et un uniforme d'officier militaire posés sur la banquette-arrière sont tachés de sang! Mon Dieu! Je n'oublierai jamais cette scène; c'est horrible! Mon père demande au voisin de quoi il s'agit. Le voisin ne veut rien dévoiler et se contente de dire qu'il vient d'emmener" quelqu'un très important" à un endroit sûr, à l'abri de tout danger, aux environs de Rabat. Il s'excuse de ne pouvoir rien dire davantage, surtout devant les enfants. Mon père n'insiste pas. Pourtant, plus curieux qu'un furet, moi je voudrais bien savoir qui est ce " Quelqu'un très important", à qui appartiennent ces habits tachés de sang, qui a criblé cette belle voiture de balles et s'il y a eu des morts ou des blessés. Je voudrais savoir mais je sais que personne ne me donnera de réponse car un enfant est sensé ne pas connaître ce genre de "choses". Cela restera un mystère pour toujours...Nous remercions le voisin et nous rentrons en louant le Tout Puissant...Enfin, nous nous endormons...Quelle journée! Tôt le lendemain matin, maman me réveille d'un doux sommeil. Quoi? On n'a pas le droit de faire la grasse matinée même pendant les vacances? Par Allah, ce n'est pas juste!...Ma mère me fait savoir que nous devons renter illico presto chez nous , à Agadir: Finies les vacances! Ce n'est pas vrai? Quelle mauvaise nouvelle! Quelle catastrophe!...Mes premières vacances à Rabat sont avortées, quel malheur!...Mon père, agent de police, doit renter d'urgence, mettre fin à son congé annuel et reprendre le service. C'est imminent. Dans des conditions pareilles, c'est un devoir, un ordre strict et une obligation indiscutable...Nous prenons un taxi pour la gare...Je vois des soldats armés, des jeeps munies de mitrailleuses, des camions militaires et même des tanks en plein centre de la capitale. Des sirènes d'alarme fusent de partout. Le chauffeur de taxi dit à mon père qu'il y a encore des affrontements et des accrochages dans quelques endroits de la ville...C'est chaotique, comme dans un film de guerre!...Nous prenons le train pour Casablanca et le car, le soir même, pour Agadir...Adieu les vacances!...Je reviens à la maison avec cette image apocalyptique dans la tête. Je me contente de vacances banales et ennuyeuses à la plage d'Agadir, comme les années précédentes. Je ne comprends rien aux conséquences de ce coup d'état militaire sur la vie politique du Maroc, mais ce dont je suis sûr, c'est que le coup d'état de "Skhirat" a eu sur moi des conséquences désastreuses immédiates et directes: Il m'a gâché mes vacances!