Torre Pacheco. Jadis havre agricole baigné de soleil dans le sud de l'Espagne, aujourd'hui nom entaché, gravé au fer rouge dans l'actualité européenne comme un sinistre avertissement. En quelques jours, cette bourgade tranquille de Murcie est devenue le théâtre d'une croisade raciale, le centre d'une explosion xénophobe, une fièvre haineuse aux allures de pogrom. À l'origine, une agression brutale contre un retraité. Un drame, certes, mais qui aurait dû rester dans les faits divers. Or il a été instrumentalisé, tordu, vidé de son humanité pour servir une cause plus sombre, celle de la haine ethnique. Aux cris d'un autre temps, « Fuera moros ! » (« dehors les Arabes »), des meutes sont descendues dans les rues, armées de haine et de certitudes. Leur cible n'est autre que des jeunes d'origine maghrébine, pour la seule raison qu'ils ont la peau plus mate, les traits venus du Sud, et un prénom qui sent le cumin et la médina. On les traque, on les frappe, on brûle leurs scooters, on piétine leur dignité. Ce n'est plus du racisme voilé mais du racisme militant. Il ne rase plus les murs, il parade et marche en bande. Et derrière cette rage, un nom, José Ángel Antelo, le visage dur de Vox dans la région de Murcie qui déclare : «Nous allons tous les expulser. Il n'en restera pas un seul » alors que l'enquête n'avait identifié encore aucun suspect formel. Président régional du parti d'extrême droite, il souffle sur les braises avec la gourmandise d'un pyromane. Dans ses discours, l'« immigration illégale » rime avec « insécurité », les clichés remplacent les faits, et l'agitation remplace la justice. Tant et si bien que ses paroles deviennent des armes. Partagées, commentées, amplifiées sur les réseaux sociaux comme un cri de guerre. Assez pour que le parquet de Murcie ouvre une enquête pour incitation à la haine. Mais le mal est fait. Et il dépasse Torre Pacheco. Ce qui se joue là-bas, c'est une répétition générale pour un scénario qui hante l'Europe, celui d'une extrême droite décomplexée, nourrie par la peur, portée par des urnes qui semblent de moins en moins hermétiques à la xénophobie. Ce n'est plus une affaire locale, c'est une alerte. Et elle hurle. Une agression virale, un déferlement de haine Tout commence à l'aube du jeudi 10 juillet, dans le silence pesant qui entoure le cimetière de Torre Pacheco. Il est 6 heures du matin lorsque Domingo, retraité de 68 ans, est violemment agressé. Pas de vol, pas d'insulte, pas de mobile apparent. Juste la brutalité, froide, gratuite. Des actes qui, quelle que soit la nationalité doivent être sévèrement sanctionnés. L'homme s'en sortira blessé, choqué, mais les conséquences, elles, vont bien au-delà de son propre corps meurtri. LIRE AUSSI : Zuma à Rabat : Le Maroc fait sauter le verrou sud-africain ? Rapidement, l'enquête écarte la piste du braquage. Il ne s'agirait pas d'un crime crapuleux, mais d'une barbarie à but viral, un de ces « défis » ignobles qui pullulent sur les réseaux sociaux, où l'on frappe les plus faibles pour engranger des likes et des vues. La bassesse à l'ère numérique. Et c'est là un autre problème qui nécessite une réaction urgente partout. Mais cette nuance-là, cette complexité dérangeante, n'intéresse pas tout le monde. Domingo, dans la stupeur, dit simplement que ses agresseurs « ressemblaient à des jeunes maghrébins ». Et ce « ressemblaient » suffit. En une nuit, il devient une certitude, une vérité absolue pour les milices numériques de l'extrême droite. Vox s'en empare. Les ultras suivent, récupèrent l'affaire, la tordent, la manipulent, et en fassent un « symbole du chaos migratoire ». Et ce qui devait rester une affaire criminelle devient un appel aux armes. Ce n'est pas une explosion spontanée de colère mais une stratégie huilée, une mécanique politique de la peur. Dans les bastions ruraux de Murcie, Vox a planté son drapeau en brandissant l'épouvantail du « Marocain voleur d'emploi », du « musulman dangereux », du « saisonnier envahisseur ». Il ne lui manque qu'une étincelle, Torre Pacheco en sera une. Et l'incendie qui s'ensuit, Vox s'en lave les mains tout en ravivant les feux. Vox souffle sur les braises Dans les jours qui suivent l'agression de Domingo, la ville bascule dans un climat de violence étouffante. Un rassemblement annoncé comme pacifique vire à l'expédition punitive. Les slogans claquent comme des coups de fouet : « A vuestro país ! » (retournez chez vous). « Me cago en tus muertos ! » ( insulte jusqu'aux ancêtres). Ce n'est plus une manifestation mais une vendetta. Des vidéos glaçantes circulent : des dizaines d'individus battent le pavé, barres de fer en main, cherchant du « Maghrébin ». Des véhicules incendiés. Des commerces saccagés. Des regards fuyants derrière des rideaux tirés. Dans cette ville où un tiers des habitants est immigré, majoritairement marocain, la peur a changé de camp. Et la haine, elle, marche à visage découvert. Telegram, TikTok, Facebook … les appels à la violence se répandent comme une traînée de poudre. « Nettoyer la ville ». « Reprendre le contrôle ». Des slogans qui puent les années 30, mais qui s'affichent en 2025 sur des stories en 10K. L'ironie tragique tout de même est que cette agression n'a jamais été confirmée comme étant commise par des jeunes maghrébins jusqu'alors. Aucune identification, aucune preuve. Juste une parole vague, sortie de son contexte, utilisée comme munitions dans une guerre idéologique. Et dans cette guerre, les faits n'ont aucune importance. Seule compte la cible. Et la cible, ici, c'est l'étranger. Ce qui s'est joué à Torre Pacheco n'est pas un fait isolé. C'est le reflet d'une Europe en crise morale, où l'extrême droite prospère sur les fractures sociales et identitaires. Le Marocain, le musulman, l'immigré deviennent les boucs émissaires parfaits dans une société fragilisée par la précarité, l'incertitude économique et la perte de repères. C'est une Europe où les populistes dressent les peuples les uns contre les autres, où les réseaux sociaux ne véhiculent plus que la peur, et où les victimes deviennent coupables en fonction de leur nom, de leur langue ou de leur origine. Torre Pacheco, 40 000 âmes, dont près d'un tiers venues d'ailleurs et surtout du Maroc. Une ville agricole plantée au cœur du Campo de Cartagena, qui fait pousser les légumes de l'Europe à la sueur étrangère. La terre est généreuse, mais la mémoire courte. Car ceux qui font vivre les serres sont aussi ceux qu'on pointe du doigt, qu'on accuse, qu'on traque dès que la tension monte. Ils font vivre l'économie locale. Mais dans le discours de Vox, ils deviennent un problème à éliminer, une « menace culturelle », une « déferlante ». Une fiction utile, dans une Espagne en crise sociale et identitaire. Et tout cela, dans une ville où les Marocains sont essentiels mais invisibles. On veut bien leurs bras dans les champs. Mais pas leur présence sur les bancs publics. Pas leurs enfants à l'école. Pas leurs rires dans les places le soir. Voilà l'un des grands paradoxes de l'Espagne contemporaine. Cette nation qui exporte tomates, salades et melons grâce aux bras marocains, mais qui laisse monter une rage sourde contre ceux-là mêmes qui la nourrissent. Une rage que Vox, avec son flair de prédateur politique, transforme en arme de guerre sociale. Le ressentiment devient programme électoral. L'étranger devient bouc émissaire. Il faut bien le dire, Torre Pacheco est devenue le symbole d'une fracture européenne … celle d'un continent qui exploite l'immigré à l'aube, mais le rejette dès que le soleil tombe. Et Vox n'est pas seul. Il est le frère de sang du RN français, des Frères d'Italie de Giorgia Meloni, de l'AfD allemand. Une constellation politique qui prospère sur les fractures, et qui trouve dans la figure du Marocain, de l'Arabe, du musulman, un ennemi commode. Il ne s'agit plus de simples dérapages. Ce sont des micro-stratégies politiques, coordonnées, virales, transnationales. À l'heure où le silence devient complicité, que restera-t-il de l'Europe si elle tolère la haine au nom du vote ?