Mohammed Berrezzouk Dès l'orée de «Confession d'un masque», le héros-narrateur se souvient des corps qui l'ont profondément marqué dans sa prime enfance. Il s'agit, ici, des corps concrets et réels qui se détachent avec netteté chaque fois qu'il se les rappelle ; des corps qui n'ont pas de cesse de l'habiter durant toute sa vie. Arrivé à l'âge adulte, il en parle encore, avec regret et jouissance, admiration et tristesse, ravissement et jalousie. Pour différents qu'ils soient, ces corps ont un point commun : ils sont étroitement attachés aux matières fécales, à la sueur, au sang, à la violence. De la sorte, ils deviennent le lieu et l'enjeu de la mort héroïque ou sacrificielle. «Le penchant de mon cœur vers la Mort, la Nuit et le Sang était indéniable», se dit-il sur un ton péremptoire. Que ce soit le vidangeur, ce «collecteur des excréments», le conducteur du tramway ou le soldat, le héros-narrateur regarde leurs corps avec attention, les hume profondément, les écoute attentivement, les touche même. Ces corps ne le laissent ni froid ni indifférent. Au contraire, il s'en trouve sidéré. Il est, qui plus est, captivé par l'expression de leurs visages, la couleur de leur peau, leurs muscles, leurs gestes, leurs mouvements, leur démarche, leurs habits, et plus particulièrement leur odeur : «Mais moi c'était simplement leur odeur qui me fascinait, créant un stimulus qui demeurait caché». Sacrifiés, corvéables à merci, endoloris, martyrisés, ensanglantés, mais aussi viriles jusqu'au bout, les corps de ces burakumin (des parias voués aux métiers qui les mettent en contact avec des matières impures : le sang, les fèces, les déchets, la mort.) suscitent en lui des sentiments antinomiques : la joie et le chagrin, la satisfaction et la désolation, «cet amer mélange de désir et de honte». Aussi aspire-t-il à s'identifier à eux, aime-t-il à leur ressembler, désire-t-il jouer les rôles qui leur sont dévolus, veut-t-il porter leurs masques. S'identifier, dans ce contexte, c'est vouloir être comme. S'agissant du vidangeur, Kochan (c'est le nom du héros-narrateur) profère, sans coup férir, ce vœu on ne peut plus étrange : «je veux me changer en lui, je veux être lui». Il fallait lire dans cette parole optative le désir de trouver une autre communauté, celle des intouchables, à laquelle le héros-narrateur puisse adhérer, où il réussisse à trouver sa place et communier avec ses membres. Comme eux, il se sent subalterne, marginalisé et méprisé. Sa grand-mère, qui l'a extirpé de force du gîte maternel, le met dans sa chambre, «toujours fermée, où régnaient d'étouffantes odeurs de maladie et de vieillesse». Elle lui interdit d'en sortir et de jouer avec les garçons du voisinage. Cette réclusion aura des retombées considérables sur lui. Ajoutée à sa complexion valétudinaire, elle affermit sa conviction d'être à son tour différent des autres, soustrait à la société, mis au ban. Dans son esprit, la claustration (osons dire « castration» !..) grand-maternelle le rapproche davantage des hors-castes : «Il semblait que mon chagrin d'être éternellement exclu était toujours transformé dans mes rêveries en chagrin pour ces êtres et leur façon de vivre, et que c'était seulement pour mon propre chagrin que je m'efforçais de participer à leur existence». Une forme de tragique, mêlée à un plaisir intense, semble sceller une fois pour toutes la vie du jeune garçon. Car, à partir d'un âge précoce, les corps meurtris, la chair sanglante, les ventres ouverts font naître en lui des désirs sensuels, le poussent dans la pente de la lubricité érotique. Dans «Confession d'un masque», roman d'obédience autobiographique, la grâce de la jouissance s'origine dans la lancinance de la souffrance physique. Ainsi, la reproduction du Saint Sébastien de Guido Reni, trouvée par hasard dans une revue d'art, met immédiatement Kochan (incarnation et porte-parole de l'écrivain) face à ses goûts enfouis, à sa «vraie nature», à sa «véritable vie» qu'il tient pourtant à cacher aux autres. La beauté du jeune martyrisé, sa nudité éclatante, «ses bras musclés», ses grands yeux, son «ventre rigide», sa chair mordue par les flèches procurent au jeune enfant une extase sans égale, le remplissent de désir ardent et suscitent en lui une jouissance mélancolique: «Ce jour-là, l'instant même où je jetais les yeux sur cette image, tout mon être se mit à trembler d'une joie païenne. Mon sang bouillonnait, mes reins se gonflaient comme sous l'effet de la colère. La partie monstrueuse de ma personne qui était prête à éclater attendit que j'en fisse usage, avec une ardeur jusqu'alors inconnue, me reprochant mon ignorance, haletante d'indignation (...). Je sentis un je ne sais quoi secret et radieux bondir rapidement à l'attaque, venu d'au-dedans de moi». La souffrance et la beauté du corps de Saint Sébastien s'emparent du personnage et lui font découvrir son inversion. Une inversion non délibérée qui éclot, comme l'affirme Catherine Millot, «à l'insu, le plus souvent, de celui qui en est le théâtre». Désormais, seuls les corps mâles, mis à mal, mortifiés, étripés, massacrés l'attirent, le subjuguent, le captivent : «j'étais absolument amoureux de tous les jeunes hommes qui venaient à être tués», conclut-il avec lucidité. Chez Mishima, la voie qui mène à la perversion commence d'abord par la découverte des corps nus, des corps prêts à souffrir et s'offrir héroïquement à la mort qu'ils désirent paradoxalement à outrance. Sous la plume de l'écrivain nippon, prend naissance «l'érotisation de la pulsion de mort» (Catherine Millot). Cette érotisation conduit, du reste, Kochan/Mishima à ne retenir du supplice de Saint Sébastien que la dimension esthétique, le rayonnement de la jeunesse, la splendeur du spectacle, la lumière diffuse. A bien des égards, le corps crucifié de ce dernier est à considérer comme l'expression tangible du Beau, comme le lieu où se déploie le culte de la grâce physique. «N'étaient les flèches aux traits profondément enfoncés dans son aisselle gauche et son côté droit, il ressemblerait plutôt à un athlète romain se reposant, appuyé contre un arbre sombre, dans un jardin». Dans «Confession d'un masque», érotiser le Thanatos revient en dernier ressort à transmuer la douleur en plaisir, le martyre en gloire, le calvaire en beauté : une beauté luxuriante. Mishima, il l'affirme lui-même, a été tellement fasciné par le sort tragique du supplicié romain qu'il posait à plusieurs reprises en Sébastien. Un Sébastien japonais, dirait-on. Plusieurs images et vidéos le montrent dans la même posture que le Saint. Fascination ?… Identification ?… Jeu ?… Incarnation ?… Il y a, en effet, tout cela dans cette mise en spectacle de la mort. Mais s'y ajoute, par-dessus-tout, l'héroïsme sacrificiel qui prend ultérieurement la forme de seppuku : le rituel suicidaire par lequel Mishima aura mis fin à sa vie le 25 novembre 1970 en se coupant le ventre. Quel que soit son objectif (dénonciation du Japon en déliquescence, tentative de coup d'Etat, défense de l'idéal impérial, sentiment de désespoir, sadomasochisme, etc.), Mishima, en vrai samouraï des temps modernes, se fait à la fois l'acteur et le metteur en scène d'un hara-kiri qu'il orchestre avec courage, détermination et élégance, depuis la prise en otage du Quartier général de la Force d'autodéfense à Tokyo jusqu'à l'éviscération finale. «Je découvris la Voie du samouraï, c'est la mort»: ce précepte retrouvé dans «Le Hagakuré», le livre qui contient les enseignements pratiques et moraux à l'usage des Samouraïs, Mishima le fait volontiers sien et le met délibérément à exécution. Du martyre de Saint Sébastien au suicide de Samouraï, Mishima octroie à sa mort violente et sanguinaire une beauté majestueuse et spectaculaire, la couvre d'une «ombre de noblesse» (Henry Miller) et se fraie, par là, la voie royale dans les Annales de la littérature universelle.