Un Maroc partagé entre ouverture et désillusion : selon le rapport d'Afrobarometer No. 1063, publié le 22 octobre 2025, le royaume se montre largement disposé à la mobilité régionale, tout en abritant un fort désir de départ parmi sa jeunesse. Derrière le soutien affiché à la libre circulation des Nord-Africains et la tolérance envers les immigrés, l'étude révèle une inquiétude diffuse, nourrie par les tensions économiques et sociales et un rêve persistant d'émigration vers l'Europe. Le Maroc, rappelle Afrobarometer, s'est imposé depuis une décennie comme un acteur de premier plan dans la gouvernance migratoire africaine. L'enquête met cependant au jour les paradoxes d'une société où l'ouverture politique se heurte à la prudence intérieure, et où la promesse d'un avenir partagé reste fragilisée par les déséquilibres économiques et les aspirations contrariées. Selon le rapport d'Afrobarometer No. 1063, publié le 22 octobre 2025, le Maroc occupe une position centrale dans la gouvernance migratoire du continent, entre aspiration régionale et réalisme interne. L'étude décrit un pays qui s'est doté d'une stratégie nationale sur l'immigration et l'asile depuis 2014 et qui a mené plusieurs campagnes de régularisation visant à légaliser le statut de nombreux migrants sans papiers et à leur accorder l'accès aux services publics et au droit de vote. Selon le rapport, «le Maroc est devenu un acteur majeur de la gouvernance migratoire, tant au niveau régional qu'international», ayant également adhéré au Pacte mondial pour les migrations et au programme migratoire de l'Union africaine afin d'harmoniser ses orientations nationales avec les cadres continentaux et mondiaux. Pourtant, l'étude souligne que ces efforts ne suffisent pas à résorber toutes les difficultés. Afrobarometer relève que «le Maroc accueille près de 19 000 demandeurs d'asile et réfugiés, mais éprouve des difficultés à les intégrer au marché du travail et à faire appliquer les lois contre la traite des êtres humains». Les déplacements internes dus aux sécheresses et aux inondations exacerbent ces déséquilibres, tandis que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) observe un effet de pression croissante sur les zones urbaines. La Banque mondiale, citée par le rapport, considère que «le pays a besoin d'une meilleure adéquation entre les flux migratoires et ses priorités de développement». Les auteurs notent en outre une disparité entre les engagements humanitaires du Maroc et certaines pratiques administratives. Selon Jiménez-Alvarez, Espiñeira et Gazzotti, «malgré un discours progressiste, de nombreux migrants, notamment venus d'Afrique subsaharienne, demeurent soumis à des détentions arbitraires et à des abus». L'étude ajoute que les contraintes environnementales et les normes sociales pèsent sur les choix migratoires des familles : «les femmes sont souvent les plus touchées par les sécheresses et les pénuries d'eau en raison de leur rôle dans l'agriculture et le ménage, tandis que les hommes sont plus susceptibles de quitter leur foyer pour chercher du travail, au Maroc ou à l'étranger». La dixième enquête Afrobarometer révèle une société partagée entre hospitalité et vigilance. «Les Marocains expriment un fort soutien à la libre circulation transfrontalière des Nord-Africains à des fins professionnelles et commerciales, mais estiment que le franchissement des frontières reste difficile», résume le document. Cette ambivalence témoigne d'un attachement à la coopération régionale accompagné d'une conscience des limites économiques et sociales de l'accueil. Libre circulation et ZLECAf : un idéal encore incomplet Selon les données détaillées du rapport, près de 63 % des Marocains considèrent que «les personnes vivant en Afrique du Nord devraient pouvoir circuler librement à travers les frontières internationales pour commercer ou travailler dans d'autres pays», alors qu'un quart des personnes interrogées (26 %) préférerait que le gouvernement restreigne ces mouvements afin de protéger ses citoyens. Mais dans les faits, «deux tiers des répondants affirment qu'il est difficile ou très difficile de traverser les frontières pour travailler ou faire du commerce». Les salariés à temps plein sont les plus nombreux à le déclarer (69 %), devant les employés à temps partiel (57 %) et les chômeurs (65 %). Le rapport relie ces résultats à la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Afrobarometer rappelle que «la libre circulation est un pilier de la ZLECAf, accord signé par 54 Etats membres de l'Union africaine et ratifié par 49, dont le Maroc, visant à créer un marché continental unique en supprimant les droits de douane sur la plupart des biens et services». Entrée en vigueur en 2021, cette zone devait favoriser l'industrialisation et la création d'emplois sur le continent. Pourtant, «quatre ans après le début des échanges, une majorité de 90 % des Marocains n'ont jamais entendu parler de la ZLECAf». Cette méconnaissance met en évidence l'écart entre les accords intergouvernementaux et leur traduction dans le quotidien. Afrobarometer souligne que le Maroc, bien qu'engagé dans les structures continentales, n'a pas encore converti ses engagements économiques en perceptions citoyennes tangibles. La libre circulation demeure un idéal davantage conceptuel que réalisé. Tolérance et désir de départ : le paradoxe marocain Les perceptions des Marocains vis-à-vis des immigrés sont nuancées, oscillant entre bienveillance et prudence. Afrobarometer observe que «plus d'un tiers (36 %) des citoyens considèrent l'effet économique des immigrants comme positif, tandis que 21 % le jugent négatif et 43 % ne se prononcent pas». Les femmes, les citadins et les personnes âgées expriment une opinion plus réservée que les jeunes et les ruraux. Malgré ces différences, le rapport note que «la majorité des répondants aimeraient ou seraient indifférents à l'idée d'avoir des immigrés comme voisins (78 %) ou des réfugiés (56 %)». Mais derrière cette tolérance du quotidien, les préférences politiques se font plus restrictives. Afrobarometer relève que «45 % des personnes souhaitent une réduction du nombre de travailleurs étrangers admis dans le pays et 6 % en demandent la suppression totale», tandis que «51 % voudraient réduire le nombre de réfugiés autorisés à entrer et 9 % supprimer leur entrée complètement». Cette distinction entre tolérance sociale et contrôle politique illustre une attitude prudente : les Marocains acceptent la présence étrangère, mais souhaitent qu'elle demeure encadrée. Ce double regard sur l'étranger fait écho à un phénomène intérieur puissant : le désir d'émigration. Le rapport relève que «plus de quatre Marocains sur dix (44 %) déclarent avoir envisagé d'émigrer, dont 16 % y ont beaucoup réfléchi». Cet attrait pour le départ croît avec le niveau d'instruction et diminue avec l'âge. Les jeunes sont les plus nombreux à rêver d'ailleurs (64 %), contre à peine 19 % des personnes âgées. Le désir d'émigrer atteint 74 % chez les plus démunis et 69 % chez les chômeurs. Les motivations demeurent principalement économiques. Afrobarometer indique que «50 % des candidats à l'émigration cherchent avant tout un emploi, 12 % espèrent de meilleures opportunités d'affaires et 12 % souhaitent fuir la pauvreté ou les difficultés économiques». Les raisons liées à l'éducation ou à l'aventure ne concernent qu'une minorité (8 % et 5 %). Quant aux destinations, «l'Europe demeure le choix préféré de 58 % des candidats, loin devant l'Amérique du Nord (27 %)», tandis que seuls 2 % se projetteraient vers un autre pays africain. Afrobarometer voit dans ces chiffres la traduction d'un malaise générationnel profond. Les jeunes Marocains, souvent éduqués et informés, ne croient plus que leur avenir se trouve nécessairement au sein du pays. «Le désir d'émigrer est plus fréquent chez les demandeurs d'emploi, les jeunes et les personnes économiquement vulnérables», souligne le document. Cette tendance interroge la capacité du royaume à créer des perspectives durables pour ses citoyens. La synthèse du rapport met en évidence une société en mouvement, ouverte à l'autre mais préoccupée par ses propres équilibres. «Si la plupart des citoyens soutiennent la mobilité transfrontalière et se montrent tolérants envers les immigrants, une préférence persiste pour la réduction du nombre de nouveaux arrivants en quête d'emploi ou d'asile», résume Afrobarometer. Le royaume a pris des mesures pour intégrer les réfugiés et coordonner sa politique avec la ZLECAf et le pacte mondial pour les migrations, mais la pression sociale et économique demeure. «Tant que le Maroc n'aura pas progressé en matière d'emploi, d'éducation et d'équité économique, les mouvements migratoires internes et externes resteront des défis majeurs», conclut le rapport.