Si la loi sur le blanchiment d'argent est adoptée au Maroc depuis avril 2007, il n'en reste pas moins que les techniques redoublent à chaque fois de sophistication, au point qu'aujourd'hui des entreprises sont victimes de blanchiment à l'insu de leur plein gré. Explications. L'essentiel de l'argent blanchi au Maroc provient du haschich, et une importante part est blanchie à Paris. Actuellement, c'est l'or qui a la cote, car son cours est autour de 900 $ l'once: les blanchisseurs en achètent en quantité, soit ils le rapatrient, soit il est orienté vers les autres pays du Maghreb, ou encore la Chine ou l'Inde, où la demande est très forte», déclare d'emblée Eric Vernier, docteur en finance et consultant international dans le domaine du blanchiment d'argent, lors d'une conférence organisé par l'APD -Association pour le Progrès des Dirigeants-. Une thématique qui arrive à point nommé, car il est des combats, tels que la lutte contre le blanchiment d'argent, dont on nous bassine tellement à longueur d'année qu'ils en deviennent lassants, peu crédibles, voire relevant de l'utopie. Pourtant, traiter à la sauce Eric Vernier, le blanchiment d'argent devient un jeu d'enfant, à la logique désarmante de simplicité, et surtout fort passionnant. Si jusqu'à présent «la lutte contre le blanchiment» résonne comme un slogan publicitaire, porter à la connaissance du public les techniques de blanchiment est un véritable moyen d'affaiblir ce phénomène. En tous cas un moyen bien plus efficace que l'adoption d'une loi, dont les décrets d'application seront comme pour bien d'autres décrets jetés aux oubliettes. Mais passons plutôt aux choses sérieuses, comment blanchit-on l'argent? Panorama des techniques les plus en vues du moment… La justice, «blanchisserie» d'un nouveau genre Même si l'immobilier est le premier secteur qui vient à l'esprit de tout un chacun, et les exemples sont légions au Maroc, en particulier sur l'axe Tanger-Tetouan, aujourd'hui, la justice, bien malgré elle, se trouve être l'un des plus grands acteurs du blanchiment d'argent. Et cela n'a rien à voir avec la corruption. Exemple. «L'argent à blanchir est placé sur un compte aux Bahamas. Grâce à ces fonds, la banque titulaire du compte crée deux sociétés distinctes sans aucun lien apparent, l'une sur les îles Caïmans, l'autre à Boston: l'entreprise «des îles» ne livre pas la marchandise à celle située à Boston. L'entreprise américaine intente un procès et obtient gain de cause, avec dommages et intérêts». Le paiement de dommages et intérêts permet de transférer, légalement et en toute transparence, l'argent des îles Caïmans aux Etats-Unis. Et cerise sur le gâteau, la somme perçue est exonérée de tout impôt! Une technique qui a peu de chance de s'imposer au Maroc, vu la compétence reconnue de nos tribunaux de commerce. Autre technique, mais qui a sans doute plus de chance d'aboutir au Maroc, celle-là, vu les courbettes que l'on fait aux IDE : «la classification de Jurado». L'opération se fait en deux temps. D'abord, un prélavage est fait grâce à de multiples transferts de l'argent de pays en pays et de compte en compte, en général dans des pays développés. L'objectif est d'empêcher la traçabilité. C'est ce que l'on appelle dans le jargon des spécialistes «la keynnedification», référence faite au père de JFK, Joe Kennedy, un des plus grands blanchisseurs d'argent de tous les temps. Ensuite, l'argent revient dans le pays d'origine (ou pas) avec une odeur de sainteté, et il est investi dans des hôpitaux ou encore dans des projets de développement d'envergure nationale. Et c'est pour cette raison que ce second mouvement est appelé «sanctification» de l'argent. Une technique utilisée dans les années 80, destinée à un cartel en Colombie, et mise au point par un brillant diplômé de l'Université de Columbia, Franklin Jurado. Les casinos ne sont pas en reste non plus pour le blanchiment d'argent. Le principe est renversant de simplicité : l'argent est pré blanchi dans une banque offshore, puis échangé contre des plaques de jeu. Le joueur passe quelques heures ou toute la nuit au casino, et ressort en contrepartie de ses plaques avec un chèque de casino. Dans une version plus élaborée, la technique de «faux gains aux jeux» peut consister alors à mettre en place une opération neutre. Autrement dit, faire jouer à une même table, par exemple de Black Jack, des personnes appartenant à la même mafia: ce que perdra l'un sera forcément récupérépar l'autre. D'ailleurs, c'est cette même logique qui est utilisée sur les marchés financiers. Marché financier, «la grande lessiveuse» «On appelle le marché financier la «grande lessiveuse». D'abord parce qu'il est au-dessus de tout soupçon vu le nombre de contrôles auquel il est soumis, du moins en théorie (le cas de la Société Générale en est une parfaite illustration). Ensuite, parce qu'on y échange pas moins de 10.000 milliards de dollars par jour à travers le monde. Autant dire que le blanchiment de quelques millions passe inaperçu», ironise Eric Vernier. Le principe est donc similaire à celui utilisé dans les casinos, dans la mesure où il s'agit d'opérations neutres. Le marché à terme est très propice à ce genre de pratique, puisqu'il est possible de mettre en place des opérations symétriques: acheter en même temps des options d'achat (qui anticipent une hausse des cours) et des options de vente (qui anticipent une baisse de cours) , de façon à récupérer sa mise de départ quelque soit l'évolution du marché financier. «La plupart du temps, ceux qui passent les ordres sur le marché financier ignorent qu'ils sont en train de blanchir de l'argent, puisque ces opérations se passent simultanément dans plusieurs pays. Seul le cerveau de l'opération est au courant», prévient Eric Vernier. Une menace pas encore véritablement effective sur la place financière marocaine, puisque le marché à terme n'est pas encore opérationnel. Si, sur le marché financier, le blanchiment se fait à l'insu de ses acteurs, ce n'est pas tout à fait le cas du système bancaire, où la complicité du banquier est plus qu'évidente. Il s'agit du «prêt adossé», que l'on appelle aussi le prêt «autofinancé», une des techniques les plus développées par les blanchisseurs. Le mécanisme est là encore pas très compliqué. La première étape, comme dans d'autres cas, est d'abord de mettre la somme concernée dans une banque offshore, au Luxembourg par exemple. Par la suite, il suffit de demander un prêt à une banque à Londres et de lui donner comme garantie la somme bloquée au Luxembourg. «Il faut dire que les banquiers ont du mal à refuser ce genre d'opération, car les prêts sont pratiqués avec des taux généralement élevés, sans compter que l'opération présente un risque zéro», signale cet expert. Mais la toute dernière tendance en matière de blanchiment dans les pays développés passe par la TVA. Les mafias ciblent une entreprise et en deviennent à la fois fournisseurs et clients. Ce qui leur permet de récupérer la TVA, sans jamais la reverser. Au total, ce sont environ 4.500 milliards de $ qui sont blanchis de par le monde chaque année. Inutile de préciser alors que pour un tel montant, de nouvelles techniques à chaque fois plus sophistiquées font leur apparition. «Le royaume du crime, selon ces estimations, pouvait dès 2005 intégrer le G8 en termes de richesse», s'exclame Eric Vernier. A noter qu'Abdeslam Aboudrar, pressenti pour diriger l'Instance Centrale de Prévention de la Corruption, et El Hadi Chaïbaïnou, directeur général du GPBM, faisaient partie de l'assistance. Pourquoi dit-on «blanchiment» d'argent ? «La palme d'or» du blanchiment d'argent reviendrait à Al Capone, du moins pour avoir mis un nom sur cette pratique. L'homme, qui grâce à la prohibition a fait fortune, avait un sérieux problème pour utiliser l'argent issu des ventes d'alcool, lesquelles, rappelons-le, étaient interdites pendant cette période aux Etats-Unis. L'idée lui est alors venue de racheter un grand nombre de blanchisseries en Italie, et de tout simplement en gonfler les recettes. Ainsi, les blanchisseries ont donné naissance au blanchiment, et l'argent sale devenait propre.