Ahmed Boulane s'est attaqué à un fait divers pour le moins brûlant dans la mémoire collective récente des Marocains : les 14 musiciens de Casablanca accusés de satanisme. Le réalisateur en a fait une balade entre chronique sociale et film de genre, à mi-chemin entre le polar et le réquisitoire musical. Difficile de revenir sur un fait divers tout en faisant fi des détails de la réalité. En fait, Ahmed Boulane s'est inspiré de l'histoire des 14 de Casablanca, mais il a écrit sa propre vision des faits. Et son approche se situe au-delà de ce que l'on attend d'un cinéma qui se voudrait réaliste. En somme un travail de peintre rendant le portrait d'un homme sous forme de roseaux pliés au vent ou encore sous les auspices d'une mer déchaînée. Ceci pour dire que ceux qui s'attendent à une copie de l'affaire portée en images seront déçus. Ce n'était pas là le but du réalisateur, qui comme on le connaît, est plutôt attiré par l'impression, le symbole, l'impact de la métaphore et un sens presque inné de l'ironie. Satan, Azazel, le malin et autres gargouilles L'intérêt d'un film comme celui-ci est de reposer la question du débat sur la liberté. Aussi vieux que la pensée humaine, certes, mais sans prétention, entre batteries en furie, chevelures au vent, tatouages, looks gothiques et gorisant, une flopée de bijoux, de têtes de mort et d'attitude de refus. De quoi s'agit-il dans la réalité ? Des jeunes qui aiment la musique et la vie se font arrêter et condamner entre un mois et un an de prison ferme pour avoir fait allégeance à Satan, rien de moins. Oui, le diable en personne a été mis en cause pour avoir détourné la jeunesse du droit chemin. Du fait de la condamnation, la justice avait statué que Satan avait fait son entrée en jeu, rien de moins, non plus. À l'époque, il y'a quatre ans, on nageait en plein surnaturel à coups d'articles, de fatwas, de rencontres, de sit-in et autres slogans entre liberté, modernité et bêtise. Ahmed Boulane décide alors de revoir tout ce fourbi judiciaire et de redonner une autre lecture à cet épisode que certains ont déjà oublié, peut-être. Sauf qu'un film viendra sûrement rafraîchir les mémoires les plus enclines à l'amnésie, volontaire ou non. Quoi qu'il en soit, Boulane se moque de tout. Oui, il se fait plaisir en jouant avec les vrais-faux acquis. Et tout y passe sans remplissage : l'art et toute l'ambiguïté morale et pseudo-religieuse qui l'entoure, les valeurs de la cité, l'éducation, la justice et le sens de la responsabilité à la fois politique et citoyenne. Faut-il brûler les jeunes ? Dans un sens, le bûcher a eu lieu. Pas celui des vanités, mais de la bêtise. Et Boulane le dit en images sans faire de ces jeunes ni des saints, ni des anges (malgré le titre) ni de simples victimes. Non, il les place au centre d'un enjeu politico-idéologique qui devait trouver une affaire pour se donner une assise. Et c'est là le plus grave dans cette histoire. Et le film de Boulane est politique à plus d'un égard. Sans faire de comparaison, on sent en filigrane, les influences irlandaise et britannique des Ken Loach, des Jim Sheridan ou encore Neil Jordan. Forçants les traits jusqu'à la caricature, Boulane est resté fidèle à son idée en présentant les jeunes comme des enfants qui se cherchaient une identité. Entre collages et imitations, les 14 jeunes musiciens de Casablanca ne sont pas des révolutionnaires au sens guevarrien du mot. Loin s'en faut. Rupture de banc, malaise social, difficulté à affronter le quotidien, la musique est une métaphore de l'onirisme. Et là, le film d'Ahmed Boulane atteint son point le plus séduisant : est-ce le rêve qui est interdit ? Nous sommes en droit de nous poser la question surtout que tous, sans exception, voient leurs rêveries les plus intimes fracassées contre un mur nommé ignorance. Pas de vainqueur ni de vaincu, pas de bourreau, pas plus qu'il n'y a de victimes, mais un absurde flou qui ne définit pas ses limites et qui semble draper la conscience d'un opaque voile de désintérêt. Aussi léger que cela, le constat et le film le laisse voir à plusieurs niveaux. «Les Anges de Satan» donne à Ahmed Boulane l'occasion de vérifier, au moins pour lui-même, qu'il est un réalisateur atypique qui gagne à donner libre cours à ses propres démons, non pour les exorciser, mais du moins pour leur faire un pied de nez. La réalité est ce qu'on pense Les limites du possible dans la pensée sont inconnues. Il y a des arrêts sur images qui, souvent, nous dépassent, mais aucune maîtrise réelle sur le flux des images et des idées qui se bousculent dans nos têtes. Ceci est vérifiable avec le cas des 14 de Casablanca. Que retient l'histoire ? Un procès et un verdict. Et libre à chacun de penser l'affaire selon ses convictions. Et là, intervient le rôle que pourrait jouer le cinéma. On propose une lecture, on donne un point de vue, on tente d'influencer les autres ou on décrit des faits. Le film de Boulane fait tout cela sans tomber dans le jeu de ce qu'il combat: la morale dans le sens de la moralisation arbitraire des attitudes humaines dans la cité. Sans le dire, c'est le jugement, tout les jugements des autres qui pèsent dans la balance. Cela va de la mère d'un jeune condamné, au magistrat qui applique la loi ou au policier qui procède à l'arrestation. Chacun a une version de la morale, de ce que devrait être une société, des codes à avoir et des règles à suivre. Qui a raison ? Qui a tort ? Personne. Dans tout ce qui touche à la morale publique, les jugements sont à la fois vrais et faux. Autant de voix à claironner pour autant d'idées en tête. C'est cela la réalité des méfaits de la moralisation de la scène publique à tout prix. Et les glissements dont le cas des 14 n'est qu'un exemple parmi tant d'autres, sont légion. Peut-on les éviter à l'avenir ? À en croire le film de Boulane, on devrait, mais il n'est pas dit que l'on y arrive. Pour ma part, le crime est d'accuser sur la base d'un préjugé. Et rien, absolument rien ne montre que quiconque est à l'abri d'un procès kafkaïen. Et c'est là tout l'intérêt d'un film qui s'est gardé de caricaturer son propre propos.