Pour Abdellah, les jours se suivent et ne se ressemblent plus. Le couloir de la mort dans le pavillon B de la prison centrale de Kénitra est synonyme de mort ajournée, mais effective à chaque instant. Il a été condamné pour viol, meurtre et dissimulation d'un cadavre de jeune femme dont il aurait abusé avec trois de ses copains. Il sera le seul pris et les autres se sont volatilisés dans la nature. On parle de voyage clandestin à l'étranger pour fuir la police. On dit aussi qu'Abdellah a assumé tout seul. Pourtant, le jeune trentenaire nie avoir violé et tué cette femme. Pourtant, il dit l'avoir connue, et même tenté de la persuader de sortir avec lui. Pour la police, c'est bien lui le tueur. Il y a des indices, quelques témoins qui l'ont vu la menacer et surtout le jour du crime, on l'aurait vu avec d'autres hommes pas loin du quartier où vivait la jeune femme. Abdellah, lui, campe sur une version que rien ne vient étayer. Il jure sur ses grands saints qu'il est innocent. Et quand on lui dit que tout le monde répète ici la même chose, il rétorque que pour lui, «c'est différent». Abdellah a le visage des mauvais jours. Un masque qui tombe et défigure son homme. Abdellah a la rage parce que, dit-il, chaque visite le ramène vers cet ailleurs qu'il n'a pas revu depuis six ans. Oui, ce dehors que nous autres connaissons et dont il est privé. Oui, il en veut au monde entier d'être enfermé. Oui, il n'aime pas la prison. Il ne veut plus dormir dans cette cellule. Non, il ne supporte plus “tous ces visages qui lui rappellent que jamais on ne va sortir d'ici”. Abdellah fulmine et tape des mains sur une table. Il lève la voix. Il a envie de hurler. Mais il sait que cela ne sert plus à rien. Il a compris, malgré sa rage, sa colère et toute la haine qu'il dirige vers l'humanité entière, que dans ces lieux, mieux vaut économiser son énergie. Il n'y a que cela qui puisse un jour vous sauver quand vous mordez la poussière, par une après-midi de chien. À quoi bon ? «Je n'aime personne ici. Tu sais, il ne faut pas croire que parce que nous nous disons bonjour que tout va bien. Ici, il n'y a que des loups. Des renards dont il faut se méfier. Je n'oublierai jamais ce qu'on m'a fait les premiers jours qu'on m'avait jeté ici. J'ai failli y passer. Heureusement que je suis un dur. Et je leur ai montré que je n'étais pas un morceau facile à avaler. Alors j'ai pris ma place. Oui, j'ai fait ma place de force en tapant sur les autres. Ici ou tu donnes le premier coup ou tu vas le recevoir tant que tu baisses la tête. Alors, moi, mon frère, je frappe. Et quand il le faut, je suis prêt à faire saigner tout chien qui s'approche de moi ». Abdellah tient avec beaucoup de ferveur et une énergie infatigable à nous préciser qu'il est un dur parmi l'élite des durs. Cela, on s'en rend compte très vite, ce qui, du reste, rend très improbables ses grandes saillies sur l'innocence, sa gentillesse et son amabilité d'antan. «Je suis devenu nerveux ici. Mais avant de me faite arrêter pour rien, j'étais un type bien. Oui, j'étais très doux, mais on m'a bousillé en me jetant ici comme un chien. Oui, parce que pour les responsables, tous les condamnés à mort sont des chiens. Parce que nous sommes accusés de meurtre, ils nous traitent comme des monstres. Pourtant, je te le jure, à khouya, dehors, avant tout cela, j'étais très apprécié ». Et Abdellah se tait. Il savoure son souvenir. En aparté. Tout seul. Et il ne partagera rien avec nous. Il gardera le tout pour son imaginaire et il ferme une porte quand il ouvre les lèvres pour sortir une nouvelle saillie des plus corsées : « J'ai été arrêté parce qu'on m'avait vendu. Dans le quartier, il y en avait plusieurs qui méritaient vraiment de crever. Ils ont menti et la police est venue me coffrer. Sans preuves. Quoi, on m'a vu dans le quartier de cette fille ? Et alors ? Cela ne veut rien dire. Et en plus, la police n'a jamais arrêté personne d'autre que moi. Alors que tout le monde dit que nous étions plusieurs à tuer cette fille. Mensonge. Je suis innocent et malgré tout, je suis ici pour toujours. Tu veux que je te dise une chose ? Je n'en ai strictement rien à foutre aujourd'hui. Je sais que personne ne me fera sortir de là. Alors je mène ma vie comme je le veux et je maudis ceux qui m'ont accusé ». La vie et rien d'autre Pour Abdellah, la vie commence le jour où il a été jugé. Avant, il ne connaît pas. Après, il peut réciter chaque minute avec cette rage qui fait de lui une boule de feu incandescente à même d'enflammer le premier venu. « J'ai vécu comme tout le monde. Et je ne vois pas ce que ma famille et ma vie viennent faire dans cette histoire. J'ai grandi comme toi et comme les autres. J'ai été à l'école, j'ai été jusqu'au lycée et j'ai laissé tomber pour faire autre chose. Mes parents sont des gens simples. On ne manquait pas de grand-chose et nous n'étions pas riches. Voilà, quoi ». Abdellah n'aime pas revenir en arrière. Ces zigzags de la mémoire l'indisposent. Il se sent mal et change constamment de sujet. À chaque question sur le passé, il répond par une sortie sur aujourd'hui. « Tu penses que je suis un mauvais type qui vient de la rue ou quoi ? Je suis un garçon qui a fait des études et j'ai même été bon. Je n'ai jamais été dans un poste de police jusqu'au jour qu'on est venu me prendre pour rien. Oui, pour rien parce que si j'avais fait quelque chose, j'aurais accepté ce qui m'arrive ». Dans le quartier à Casablanca où il a passé toute sa vie, on parle d'un jeune homme sans histoires. Un peu grincheux, légèrement amer, mais somme toute sympathique. Il faut dire aussi qu'à chaque fois que l'on va sur les traces d'un condamné à mort et que l'on ouvre le chapitre du voisinage, tout le monde se sent dans l'obligation de brosser un tableau presque idyllique de l'accusé. C'est une façon de participer à rendre justice à une connaissance. Justice lointaine, même mensongère. Mais quand un homme est en prison, tout le monde ou presque se sent l'âme d'un bienfaiteur. On récolte ce que l'on peut, et on repart toujours avec ce sentiment confus d'avoir affaire à deux personnes : celle à qui nous avons affaire de l'intérieur de la prison et l'autre, décrite par les visages des anciens jours. De quel côté est la vérité dans tout ceci ? Peut-être nulle part. Quoi qu'il en soit, on ne saura jamais qui était ce type avant que l'on le mène par une matinée grise de l'automne derrière les grands portails de la prison centrale de Kénitra. « Depuis que je suis ici, j'ai l'impression d'avoir vieilli de vingt ans. Rien ne va ici. Je suis tout le temps sur les nerfs. Ici, si tu perds ta vigilance, si tu baisses la garde, on te démolit à coups de poings sur la tronche. » Viol avec préméditation Loin de la vie et de l'enfance d'Abdellah, on se penche sur le crime en question. Abdellah nie tout en bloc, ce qui rend les choses plus compliquées. On a beau lui dire que les témoins ont été formels, que les indices sont nombreux, que la femme violée et tuée l'avait rejeté, il n'en démord pas. “Je n'ai rien à voir avec tout cela”. Amen, mais il y a qu'un jour Abdellah serait venu demander à cette fille de sortir avec lui. Elle dit non et avec beaucoup de dédain pour ce prétendant pas « à la hauteur ». Abdellah aurait remis le coup à plusieurs reprises. Toujours sans succès. Le bonhomme enrage. Comment se fait-il que « celle-là » se la joue genre pas moi, va voir ailleurs si je n'y suis pas. Abdellah n'avale pas la couleuvre, il ajourne sa décision de faire de cette fille sa compagne. Il laisse du temps au temps avant de revenir à la charge. Cette fois, la fille est catégorique. Elle le remet à sa place et aurait même qualifié son prétendant de “con” (hmar). Ce jour-là, il y avait plusieurs types qui auraient assisté à la rebuffade. Abdellah ne supporte pas de se faire remonter les bretelles de telle manière, alors il lui répond que c'était elle la grande hmara d'avoir insulté un homme qui lui voulait du bien. Cet échange d'amabilités fini, chacun va son chemin. Mais Abdellah ne l'entend pas de cette oreille. Il aurait planifié un rapt en bonne et due forme. Il ferait donc appel à des amis qui eux seraient prêts pour se «faire» une fille à l'œil. Ils auraient décidé de l'attendre et de la forcer de monter dans la voiture d'un type. Couteau à l'appui, la jeune fille assaillie ne peut s'échapper. Elle monte dans la voiture. On l'aurait menacée, et au bout de quelques minutes, elle se retrouve à la sortie de la ville, le soir tombant, seule avec quatre mecs, prêts à dégainer. Inutile de préciser que cette version ne sera jamais celle d'Abdellah qui qualifie tout ceci de foutaises. Mais il se trouve qu'il a été jugé sur la base de cette histoire. Rapt a eu lieu, menaces, voyage dans une voiture, viol loin de la ville, quatre gaillards déchaînés et une fille qui n'avait personne pour la sauver. Meurtre et autres histoires Après avoir violé la fille dans la nuit, à la sortie de la ville, il fallait réfléchir à la suite. Comment faire en sorte que tout ceci reste caché ? Il faut se débarrasser de cette fille encombrante qui vient de subir dans sa chair quatre mecs en feu et qui va tout déballer une fois de retour chez elle. Evidemment, les assaillants ont imaginé la suite : elle rentre chez elle, elle pleure, elle est mal, elle raconte tout. La police sera avertie, des noms donnés, et on ne tardera pas à venir faire leur fête aux fêtards de grand chemin. Abdellah ne se souvient pas avoir violé qui que ce soit. Mais il y a qu'une fille a été violée et tuée. Oui, rien de tel pour cacher un viol qu'un meurtre. Mais quand on tue une personne, on est face à un corps rigide qui vous fixe droit dans le creux du ventre. Alors ? Les gars n'ont pas été préparés à de telles acrobaties avec le destin. Mais là, il y a un corps encombrant, un cadavre raide qui demande à ce qu'on lui dise ce que l'on fera de lui dans les instants qui viennent. Quelqu'un aurait proposé de l'enterrer. Mais il faut creuser. Quelqu'un pourrait les voir. Il y a une voiture et quatre types et pour clore la cérémonie nocturne, on n'a pas de quoi creuser. Alors il faut réagir et vite. Un deuxième finit par trouver l'idée de génie pour tirer ses copains de ce mauvais piège. Il faut brûler le visage de la fille pour que personne ne puisse la reconnaître. Soit. On décide de chercher de l'essence et de la brûler dans la brousse, un terrain vague et désert loin de la cohue de la ville, loin de tous les regards. On verse de l'essence sur le visage de la fille et la suite est indescriptible. Après le feu de camp de mauvais aloi, on jette le corps dans un égout, on démarre, et on rentre chez soi. Il paraît que deux des gars sont allés au bain maure pour se laver. Abdellah, lui, dit que tout ceci n'est pas vrai. Mais que propose-t-il en échange ? Le silence. Un homme dans le couloir Abdellah doit, dans des instants secs, seul face à son image tordue par le souvenir qui le force à se rappeler d'hier, se dire qu'il y a une part de vérité dans tout ceci. Il doit bien y avoir une raison pour sa présence dans cette enceinte. Pourtant, à le voir se démener pour écarter de son esprit l'image de cette fille, on voit bien que les démons qui rôdent sont parfois récalcitrants. Abdellah doit vivre des moments de grande lutte, seul dans la nuit noire. Il doit crier sa rage et sa peur. Il doit supplier que l'on gomme ce souvenir d'une jeune fille qui s'est refusée et qui a été défigurée à tout jamais. Comment oublier ? Abdellah voudrait trouver la recette miracle, mais il n'ose pas demander de l'aide. Il est trop fier pour s'avouer qu'il est cuit et qu'il a besoin d'un long chemin de repentance pour trouver un soupçon de paix. Il se cramponne à sa virtuelle innocence et oublie que dans le jeu de la mémoire, les faits vivent de leur existence autonome. Ils peuvent vous prendre à la gorge et vous forcer à les regarder en face. Et si vous manquez de courage, vous êtes perdu. Abdellah doit aussi se dire qu'il est perdu, mais là encore, il refuse d'admettre que le premier pas vers soi est de se laisser éclater en mille morceaux, comme une myriade de sentiments à vif pour déverser le poids de soi, du crime, du passé, du non-dit, de la peur, de la faute, de la honte… Mais Abdellah semble ne pas avoir traversé ce long Styx de l'âme qui vous étripe à chaque goutte d'eau qui touche votre peau. Abdellah joue avec le temps, avec lui-même, se perd dans des méandres humains, tous ces visages qui peuplent ce couloir et qu'il dit ne pas aimer. C'est une porte de sortie en attendant d'avoir assez de cran pour se laisser pénétrer par la vérité. La sienne, celle qu'il est le seul à définir. Mais pour tout ceci, il faut du chemin, une longue haleine, de la patience, beaucoup de colère éclatée et surtout la volonté de se racheter. Abdellah réussira ce parcours. Pour le moment, rien n'est moins sûr.