Une analyse réalisée par les experts de Bank Al‐Maghrib livre un constat édifiant : la baisse significative de l'épargne chez les ménages assurés, notamment les plus vulnérables. En s'appuyant sur des données nationales, les auteurs montrent que la protection sociale transforme les arbitrages financiers familiaux. Un basculement révélateur d'un changement de paradigme dans la relation des Marocains à la santé, à la sécurité financière et au risque. Sur fond d'accélération de la généralisation de l'Assurance maladie obligatoire (AMO), Bank Al-Maghrib se penche sur l'effet de cette extension sur le comportement d'épargne des ménages. Fraîchement publié par la Banque centrale, le Working paper intitulé «Health Insurance and Household Savings», signé par Sara Loukili et Patti Fisher, révèle que l'accès à une assurance santé modifie profondément les dynamiques financières des familles, notamment les plus modestes. L'épargne s'érode S'appuyant sur des données représentatives issues de l'enquête nationale sur la consommation et les dépenses des ménages, l'étude constate que «l'accès à une assurance maladie est associé à une diminution de l'épargne des ménages, en particulier parmi les groupes vulnérables tels que les familles à faible revenu, les ménages ruraux et les ménages dirigés par des femmes». Ce résultat, précisent les auteures, «suggère que la couverture d'assurance maladie pourrait influencer l'épargne de précaution», un levier essentiel dans un pays où les dépenses de santé pèsent encore lourdement sur les budgets familiaux. Les auteurs rappellent que les dépenses directes de santé représentent encore 38% du total des dépenses de santé au Maroc, un niveau «nettement supérieur au seuil de 25% recommandé par l'Organisation mondiale de la santé». Cette proportion «met en évidence la persistance d'une vulnérabilité financière des ménages», particulièrement dans les zones rurales, où l'accès aux soins reste limité et les revenus instables. L'étude montre que les ménages assurés épargnent en moyenne 24,5 points de pourcentage de moins que les ménages non assurés, ce qui traduit un effet de substitution entre assurance et épargne. Autrement dit, la couverture santé «réduit la nécessité de maintenir des actifs liquides comme coussin financier face aux chocs». Ce constat se renforce chez les ménages les plus fragiles : chez les foyers dirigés par des femmes, la baisse du taux d'épargne atteint 21,2 points, et jusqu'à 45,7 points chez les travailleurs indépendants «souvent confrontés à des contraintes de liquidité sévères». Changement de paradigme Cette évolution, loin d'être négative, illustre une transformation structurelle. Comme le soulignent Loukili et Fisher, «l'assurance maladie peut jouer un rôle déterminant dans la réduction de l'incertitude financière et dans la réallocation des ressources vers des dépenses de bien-être, telles que l'éducation et le logement». En d'autres termes, moins d'épargne de précaution ne signifie pas moins de sécurité, mais plutôt un déplacement des priorités budgétaires vers des investissements humains et matériels. Toutefois, cette dynamique reste inégale selon les catégories sociales. Dans les quintiles de revenus les plus élevés, l'assurance semble surtout «servir d'outil de protection financière plutôt que de vecteur d'accès aux soins». À l'inverse, dans les couches modestes, elle favorise une augmentation de la consommation de soins de base et de prévention : «Plutôt que de réduire les dépenses de santé totales, l'assurance permet aux ménages précédemment exclus d'accéder à des soins nécessaires», indiquent les auteurs. Le rapport met aussi en lumière un paradoxe typique des économies en transition : l'extension de la couverture médicale réduit les inégalités d'accès, mais ne suffit pas à éliminer les comportements d'épargne défensive. «Lorsque la couverture est perçue comme incomplète ou l'accès aux soins limité, les ménages continuent à constituer une épargne de précaution», avertit l'étude. Au delà des ménages, les implications macroéconomiques sont notables : une moindre épargne de précaution peut stimuler la consommation intérieure et soutenir la croissance, mais elle interroge aussi la solidité du système financier à long terme. Les auteurs concluent : «L'assurance santé joue un rôle double : elle protège contre le risque et transforme les comportements économiques, ouvrant ainsi la voie à des politiques sociales plus intégrées.»