Les cent premiers jours du second mandat de Donald J. Trump n'ont laissé planer aucun doute : ce n'est pas simplement l'homme qui est de retour, mais un projet politique non seulement réaffirmé, mais aussi renforcé, radicalisé et dangereusement accéléré. Investi le 20 janvier devant un Capitole où le Parti républicain ploie désormais sous le joug de ses fidèles, et face à une nation plus fracturée que jamais, M. Trump a inauguré une ère marquée par une offensive idéologique et politique d'une ampleur sans précédent. Sa feuille de route, déployée à travers une diplomatie de la rupture et un exercice du pouvoir exécutif hyper-personnalisé et interventionniste, ne se contente pas de prolonger son premier mandat ; elle ambitionne de parachever, voire de refonder, un projet resté inachevé lors de l'épisode «Trump 1.0». Nationalisme exécutif : entre affirmation musclée et logique d'exclusion Dès l'investiture, la Maison-Blanche s'est transformée en un véritable quartier général, opérant avec une célérité calculée pour imposer sa vision d'une Amérique revendiquant sa force – bien que les bénéfices réels de ces politiques demeurent, pour l'heure, largement incertains. Pas moins de 143 décrets présidentiels (executive orders), selon un décompte tenu par le Washington Post, ont été promulgués en ces cent jours fatidiques. L'objectif affiché : matérialiser l'agenda «Make America Great Again» (MAGA) en démantelant méthodiquement les politiques héritées de l'administration précédente et en promouvant ce que ses stratèges nomment un «patriotisme institutionnel». La suppression des programmes de diversité, d'équité et d'inclusion (DEI) au sein de l'appareil fédéral et des institutions recevant des fonds publics a dépassé la simple portée symbolique. La décision, rapportée initialement par le New York Times, de geler plus de 2 milliards de dollars de subventions fédérales destinées à des universités prestigieuses comme Harvard, accusées de promouvoir un «wokisme militant», a ouvert un débat fondamental : une démocratie peut-elle, au nom de la liberté académique ou de la lutte contre un «extrémisme idéologique» – dont la présence, sous diverses formes, dans certaines sphères élitistes est difficilement niable –, sanctionner ainsi la diversité des courants de pensée ? Trump, fidèle à sa ligne, a tranché sans états d'âme. Sa rhétorique, exaltant la reconquête du «mérite» face à une «idéologie punitive» favorisant des minorités qu'il estime, contre toute évidence sociologique parfois, parfaitement intégrées, trouve un écho puissant au sein de sa base électorale. Ce discours puise aussi dans une réalité souvent méconnue en Europe : une frange significative des minorités issues de l'immigration légale et bien établies soutient fermement une politique migratoire restrictive, percevant l'immigration clandestine comme une concurrence déloyale et une menace à l'ordre public. Sur le front migratoire, le ton s'est considérablement durci, confirmant les craintes des organisations de défense des droits humains. Les expulsions accélérées, les images de rafles d'immigrants sans-papiers diffusées aux heures de grande écoute sur des chaînes acquises à sa cause, et la mesure controversée – mais plébiscitée par ses partisans – de transférer des migrants illégaux accusés ou condamnés pour des délits graves vers des centres pénitentiaires externalisés au Salvador (une initiative qualifiée de «partenariat sécuritaire» par la Maison-Blanche mais dénoncée comme une violation du droit international par l'ONU) ont galvanisé ceux qui y voient un acte de souveraineté restaurée. L'administration, elle, balaie d'un revers de main les critiques internationales, les qualifiant d'«ingérence inacceptable». Tensions géoéconomiques : la guerre des tarifs, un pari aux risques incalculables La «grande libération tarifaire», ainsi pompeusement baptisée par la communication présidentielle lors de son annonce le 5 mars, a provoqué un véritable séisme sur l'échiquier économique mondial. L'imposition soudaine de droits de douane prohibitifs de 145 % sur une vaste gamme de produits chinois – une mesure confirmée par un mémorandum présidentiel obtenu par Bloomberg News – suivie de salves similaires contre le Mexique, le Canada, l'Union européenne et même des nations devenues des ateliers de délocalisation pour l'Occident (Vietnam, Indonésie, Bangladesh), a déclenché une guerre commerciale d'une ampleur inédite depuis les années 1930. Les marchés financiers mondiaux ont accusé le coup : Wall Street a dévissé de près de 8 % en l'espace de deux semaines, tandis que plusieurs titans américains de la tech et de l'industrie voyaient s'évaporer des centaines de milliards de dollars de la valeur boursière de leurs empires. Le Fonds monétaire international (FMI), dans une note d'urgence, a drastiquement revu à la baisse ses prévisions de croissance mondiale, pointant du doigt une dangereuse méconnaissance des interdépendances complexes de l'économie globalisée – une cécité stratégique que l'on pourrait, par ailleurs, imputer à d'autres gouvernements, y compris européens, dans la gestion de certains dossiers énergétiques ou industriels récents. Dans le grand récit trumpiste, ces turbulences ne sont qu'un «sacrifice patriotique temporaire», le prix à payer pour restaurer une économie américaine «affranchie et souveraine». Après les errances et les déclarations fracassantes de l'ancien conseiller Peter Navarro lors du premier mandat, c'est désormais le secrétaire au Trésor, Scott Bessent – une figure considérée comme plus compétente et pragmatique, issue du monde de la finance – qui mène la danse des négociations commerciales. Son équipe justifie cette offensive tarifaire comme un levier indispensable pour financer de nouvelles baisses d'impôts promises durant la campagne et pour tenter de maîtriser une dette nationale abyssale, flirtant désormais avec les 36 000 milliards de dollars selon les dernières projections du Congressional Budget Office (CBO). Cependant, de nombreux experts, à l'instar de ceux du Yale Budget Lab dans une analyse largement débattue, tirent la sonnette d'alarme : le coût annuel de cette guerre tarifaire pour les ménages américains pourrait excéder les 4 900 dollars, annihilant tout gain potentiel lié aux baisses d'impôts. L'incertitude économique, loin d'être un simple dommage collatéral, semble érigée en véritable méthode de gouvernement. Géopolitique du chaos organisé : Ukraine, Gaza, Téhéran Donald Trump avait fanfaronné durant sa campagne qu'il résoudrait le conflit ukrainien «en 24 heures». Cent jours après son retour au pouvoir, la paix semble plus lointaine que jamais. Sa proposition, rapportée par Politico Europe citant des sources diplomatiques, de conditionner la poursuite de l'aide militaire américaine à l'octroi de concessions majeures sur l'exploitation des vastes ressources naturelles ukrainiennes (gaz, terres rares) a été qualifiée de «chantage d'une nouvelle ère» par un conseiller du président Zelensky. Bien que Kiev ait officiellement rejeté cette approche, le président ukrainien, soumis à une pression intense de Washington et d'une partie de son propre establishment militaire inquiet de l'épuisement des stocks d'armement, aurait été contraint, selon des observateurs à Kiev, d'accepter l'ouverture de «discussions techniques» sur le sujet début mai. Les soupçons persistants d'une forme d'entente tacite ou d'un rapprochement stratégique avec Vladimir Poutine, jamais clairement démentis par la Maison Blanche malgré les dénégations embarrassées du Département d'Etat, sèment l'effroi parmi les alliés historiques de l'OTAN, qui redoutent un démantèlement de facto de l'Alliance. Au Proche-Orient, l'idée lancée par M. Trump lors d'un meeting en Floride de transformer la bande de Gaza, une fois le Hamas éradiqué, en une «zone de développement immobilier de luxe sous supervision internationale et américaine» a suscité une vague d'incrédulité et d'indignation morale à travers le monde arabe et au-delà. Cette proposition, conjuguée à un soutien réaffirmé et sans faille à la politique sécuritaire d'Israël face aux critiques internationales croissantes concernant la situation humanitaire à Gaza, a provoqué une onde de choc au Conseil de sécurité de l'ONU, neutralisé une fois de plus par le veto américain. Parallèlement, et de manière déconcertante pour une partie de sa propre coalition, Trump a exprimé sa volonté d'engager des négociations directes avec Téhéran sur le dossier nucléaire, court-circuitant les canaux diplomatiques traditionnels et s'attirant les foudres des faucons traditionnels du mouvement MAGA. Ces derniers, dont les critiques sont relayées par des figures influentes comme l'ancien conseiller John Bolton sur les plates-formes conservatrices, reprochent à Steve Witkoff, promoteur immobilier influent et ami de longue date devenu conseiller spécial du président, une supposée complaisance envers le régime iranien. La riposte cinglante de Donald Trump Jr. sur les réseaux sociaux, accusant ces critiques d'être des «néoconservateurs anti-MAGA» infiltrés par le «deep state», illustre les lignes de fracture idéologiques qui traversent désormais le camp présidentiel. La galaxie Trump : loyautés, compétences et choc des égos Le cabinet formé par Donald Trump pour son second mandat reflète un équilibre précaire, voire une tension permanente, entre l'exigence d'une loyauté personnelle absolue envers le président et la nécessité d'une compétence technique et politique minimale – deux qualités qui semblent rarement cohabiter dans l'entourage immédiat du Bureau ovale. Le secrétaire d'Etat, Marco Rubio, et le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, incarnent les rares figures disposant d'une stature institutionnelle et d'une expérience politique conventionnelle au sein de cette administration hétéroclite. Leurs divergences, toutefois, avec les courants les plus isolationnistes et nationalistes de la base MAGA sont palpables et augurent de futurs conflits internes. Le vice-président, J.D. Vance, étoile montante du populisme trumpiste et auteur du best-seller Hillbilly Elegy, apporte quant à lui une caution intellectuelle et culturelle qui séduit l'Amérique profonde, bien au-delà de la traditionnelle «Bible Belt» évangélique. Issu d'un milieu modeste des Appalaches, diplômé avec mention de la prestigieuse faculté de droit de Yale et converti au catholicisme, Vance échappe aux caricatures et incarne une forme de réalignement conservateur plus complexe. Les nominations plus controversées n'ont pas manqué. Celle de Pete Hegseth, animateur vedette de Fox News et vétéran de l'armée, au poste de secrétaire à la Défense, malgré des accusations passées de négligence ayant potentiellement compromis la sécurité d'informations classifiées (selon un rapport interne du Pentagone exhumé par la presse), ou encore celle, plus iconoclaste, d'Elon Musk à la tête d'un nébuleux «département de l'efficacité gouvernementale» chargé de «rationaliser» l'administration fédérale, témoignent d'une préférence marquée pour l'audace et la loyauté affichée au détriment de l'orthodoxie et de l'expérience éprouvée. Le départ récent de Mike Waltz, conseiller à la sécurité nationale respecté pour sa compétence et sa modération, «promu» au poste d'ambassadeur à l'ONU – une manœuvre interprétée par de nombreux analystes à Washington comme une marginalisation des voix jugées trop indépendantes –, révèle la fragilité des équilibres internes et laisse présager d'inévitables et fréquents ajustements au sein de l'équipe dirigeante. Fractures dans la citadelle MAGA : la guerre interne a commencé Un phénomène particulièrement saillant de ces cent premiers jours est l'émergence, voire l'explosion, de tensions au grand jour au sein même du mouvement MAGA. Steve Witkoff, le magnat de l'immobilier devenu conseiller influent, est devenu la cible privilégiée des factions ultraconservatrices. Celles-ci, s'exprimant via des publications en ligne radicales et les commentaires acerbes de figures comme Steve Bannon, lui reprochent d'incarner une nouvelle élite trumpiste tentée par une forme de modération jugée opportuniste et de vouloir «normaliser» ou «aseptiser» la révolution promise. La défense acharnée de Witkoff par Donald Trump Jr. démontre clairement où se situent les priorités du président : la loyauté personnelle prime sur la pureté idéologique. Les puristes doctrinaires, utiles pour mobiliser la base, sont rappelés à leur rôle : soutenir le projet présidentiel sans partage, et non le codiriger ou le critiquer de l'intérieur. Ce conflit, qui semble pour l'instant plus idéologique et personnel que réellement programmatique, révèle une fracture croissante entre les «pragmatiques» du second cercle – soucieux de traduire l'accès au pouvoir en résultats tangibles et en consolidation de leurs propres positions – et les «puristes» de la première heure, partisans d'une forme de révolution culturelle et politique permanente. L'utilisation du terme «néocon» (néoconservateur) comme anathème suprême est ici particulièrement révélatrice : il sert à disqualifier tous ceux qui, aux yeux de la base MAGA la plus radicale, pourraient représenter une forme de compromission avec l'establishment honni, qu'il soit libéral ou issu de l'ancienne garde conservatrice républicaine, tous accusés de vouloir ramener Trump dans le giron du «marécage» washingtonien qu'il avait promis d'assécher. Perspectives : vers quel horizon navigue l'Amérique ? Crédité d'un taux d'approbation oscillant autour de 44 % dans les derniers sondages Gallup/CNN – un chiffre non négligeable mais insuffisant pour garantir une stabilité politique –, Donald Trump aborde les prochains mois avec un horizon chargé d'incertitudes. La promesse de juguler rapidement l'inflation, martelée durant la campagne, reste pour l'instant lettre morte, l'indice des prix à la consommation continuant de préoccuper les ménages. L'impact cumulé des nouveaux droits de douane sur le pouvoir d'achat, s'il venait à s'intensifier, pourrait sérieusement éroder son soutien dans les banlieues résidentielles (suburbs), un électorat clé et volatil, décisif pour l'issue des élections de mi-mandat en 2026. Sur la scène internationale, le défi est peut-être plus redoutable encore. Comment l'administration Trump compte-t-elle concilier un discours résolument isolationniste et unilatéraliste avec la nécessité, pour la première puissance mondiale, d'exercer une forme de leadership – ou du moins d'influence – dans un environnement global toujours plus instable et dangereux ? Comment préserver, même a minima, les alliances traditionnelles (OTAN, pactes en Asie) tout en multipliant les gestes de défiance et en flirtant ouvertement avec des acteurs imprévisibles ou hostiles ? Comme le notait Machiavel dans Le Prince, «Il n'y a rien de plus difficile à conduire, ni de plus incertain quant au succès, ni de plus dangereux à manier, que d'introduire un nouvel ordre des choses.» L'histoire du second mandat de Donald Trump reste à écrire. Mais une chose est d'ores et déjà certaine : il n'est pas revenu pour gérer les affaires courantes, mais pour tenter d'imposer une transformation radicale. Son projet, intrinsèquement disruptif, profondément controversé et indéniablement audacieux, commence à peine à déployer ses effets et ses conséquences potentielles, tant sur le tissu social et politique américain que sur l'ordre – ou le désordre – mondial. Entre la tempête et l'histoire Le second mandat de Donald Trump s'apparente d'ores et déjà à un laboratoire politique et idéologique à ciel ouvert, sans équivalent dans l'histoire américaine moderne. Loin de s'inscrire dans la lignée d'une administration conservatrice classique, fût-elle musclée, il s'agit bel et bien d'une entreprise de rupture systémique, visant à refaçonner les Etats-Unis selon une vision nationaliste et populiste intransigeante, quels qu'en soient les coûts et les dommages collatéraux. Ce mandat, polarisant par nature et par dessein, est présenté comme une nécessité historique par ses partisans les plus fervents. En seulement cent jours, Donald Trump a posé les jalons d'une présidence qui s'annonce au moins aussi tumultueuse, conflictuelle et imprévisible que la première. L'avenir dira si l'histoire retiendra, comme l'affirment ses fidèles, l'architecte d'une refondation nationale audacieuse et durable, ou le catalyseur d'une fracture irrémédiable, tant au sein de sa propre nation qu'avec les alliés qui ont longtemps constitué le socle de la puissance américaine. ⸻ *ancien ambassadeur d'Espagne