Alors que le code électoral marocain prohibe toute propagande avant l'ouverture officielle de la campagne, plusieurs partis de la majorité se livrent depuis des mois à une mobilisation politique à peine déguisée. Sous couvert de bilans sectoriels, de rencontres «territoriales» ou de réunions statutaires, l'on assiste à une précampagne effrénée, en l'absence totale de mise en garde institutionnelle. Ce jeu prématuré, mené à grand renfort de moyens publics, porte atteinte à la sincérité du scrutin à venir. La fébrilité électorale a gagné les rangs de la majorité, bien avant l'ouverture officielle du calendrier électoral. Alors que les prochaines échéances législatives ne sont attendues qu'en 2026, plusieurs figures de la coalition gouvernementale sillonnent les régions, multiplient les allocutions publiques, dressent des bilans flatteurs et promettent la continuité de leur mandat — dans un climat juridiquement ambigu qui interroge sur le respect de l'esprit du code électoral marocain. Le 31 mai, à Guelmim, Rachid Talbi Alami, président de la Chambre des représentants et figure de proue du Rassemblement national des indépendants (RNI), a proclamé : «Nous reviendrons diriger le gouvernement en 2026». Dépeignant une opposition «désorientée» et «incapable de proposer un projet de société alternatif», il a célébré «la légitimité des urnes» et affirmé que «chaque fois que le gouvernement est fort, l'opposition perd ses repères». Ces déclarations s'inscrivent dans une série de tournées politiques baptisées Massar al-injâzât (le parcours des réalisations), que les intéressés présentent comme de simples activités de communication. Or, selon le droit électoral marocain, toute campagne anticipée peut être assimilée à une infraction si elle outrepasse le cadre normal du mandat représentatif. Le droit électoral, lettre morte ? La loi organique relative à la Chambre des représentants encadre de manière stricte les délais et modalités de campagne. L'article 118 du code électoral marocain interdit formellement toute propagande électorale en dehors de la période fixée officiellement par décret. Ce même article stipule que toute activité publique à caractère électoraliste, telle que la distribution de tracts, la tenue de réunions, ou l'usage de supports visuels et médiatiques, doit être cantonnée à la campagne officielle de 12 jours précédant le scrutin. En principe, l'administration territoriale dispose d'un droit de police pour faire respecter cette règle. En pratique, les lignes sont floues. Les élus de la majorité justifient leurs déplacements par une prétendue formation des citoyens, mais le ton, les slogans, les promesses et les cibles politiques sont ceux d'une campagne en bonne et due forme. Interrogé à ce sujet par Barlamane.com, un juriste spécialiste du contentieux électoral estime que «le flou autour des intentions permet aux partis au pouvoir de jouer sur les deux tableaux, entre communication institutionnelle et mobilisation partisane». Il ajoute : «Le Conseil constitutionnel devrait intervenir a posteriori pour qualifier ces pratiques, mais il ne s'est jamais montré audacieux en la matière.» Le PAM en campagne prématurée À Salé, lors de la 30e session du Conseil national de son parti, Najwa Koukouss, présidente du conseil national du Parti authenticité et modernité (PAM), a accordé un discours aux accents électoraux prononcés. «Nos ministres ont laissé une empreinte forte, fidèle à nos engagements électoraux et au programme gouvernemental», a-t-elle déclaré, saluant «la qualité des secteurs pilotés par les ministres du PAM». Elle a vanté «les résultats dans l'habitat, l'emploi, la culture, la justice, la transition numérique, l'énergie, l'enseignement supérieur et la réforme de l'administration», qualifiant la performance de «bilan honorable» après quatre années d'exercice. Et d'ajouter : «Nous sommes au rendez-vous des attentes du roi, des citoyens et des engagements de la majorité». Loin de se limiter au gouvernement, Mme Koukouss a élargi son propos à l'action parlementaire : «Je salue l'implication constante de nos parlementaires dans les commissions, les missions diplomatiques, l'accueil des citoyens, et le traitement des textes de loi». Et d'assurer que «le PAM est une force politique enracinée, présente dans les territoires, proche des préoccupations quotidiennes». Elle a également insisté sur «la fierté du parti quant à ses succès électoraux antérieurs», tout en se projetant vers les échéances à venir avec un discours d'une clarté assumée : «Nous sommes prêts à relever les défis de 2030 dans la perspective de la Coupe du monde, qui constitue une chance unique pour la renaissance économique du Maroc.» Absence d'équité, confusion des rôles Cette multiplication de discours et de mobilisations précoces de la majorité soulève une question centrale : qu'en est-il de l'égalité des chances ? L'article 1er de la Constitution marocaine garantit un pluralisme politique équitable. Or, en l'absence d'un financement public équivalent et d'un accès équilibré aux médias, les tournées de la majorité creusent l'écart. Les propos de Mme Koukouss le confirment lorsqu'elle évoque «le lien direct et quotidien entre nos élus locaux et les citoyens» ou encore «l'enracinement du parti dans les structures sociales du pays». Ces assertions, prononcées hors période électorale, dans un cadre partisan et médiatisé, confinent à la propagande. À cela s'ajoute un usage politique de certains symboles d'unité nationale. En évoquant «les succès diplomatiques du royaume dans le dossier du Sahara» et «la position du roi Mohammed VI, président du Comité Al-Qods, face à l'offensive israélienne à Gaza», Mme Koukouss attribue implicitement au PAM le reflet d'une politique d'Etat. Enfin, l'appel à «accélérer les projets du gazoduc Nigeria-Maroc et du port atlantique de Dakhla», sous bannière partisane, interroge sur les confusions de rôle entre élus de la nation et candidats à leur propre succession. Une neutralité institutionnelle à géométrie variable Dans un pays où l'agenda électoral est rigoureusement encadré par la loi, la multiplication précoce de discours à connotation électorale, sous couvert de bilans de mi-mandat, soulève une question fondamentale : la règle est-elle encore opposable à tous ? Cette précampagne informelle, relayée sans retenue, confère aux partis de la majorité une visibilité structurellement disproportionnée. La confusion entretenue entre communication gouvernementale et stratégie électorale fragilise le principe d'égalité des chances, fausse le débat public et réduit l'opposition au rôle d'accessoire dans une scène verrouillée. L'usage partisan du pouvoir d'Etat, l'absence de réaction des autorités de régulation et le silence des juridictions compétentes ne sauraient être interprétés autrement que comme un aval implicite. Dans cette mécanique bien huilée, la démocratie formelle conserve ses apparences, mais perd son ressort éthique. À un an et demi du scrutin législatif, tout se passe comme si l'échéance était déjà confisquée.