Dans un avis adopté à l'unanimité et dévoilé début juillet, le Conseil de la concurrence (CC) formule de vives critiques à l'encontre de l'organisation des circuits de distribution alimentaire au Maroc, relevant des pratiques commerciales déséquilibrées, un déficit de transparence sur les prix et des écarts croissants de pouvoir de négociation entre les acteurs du secteur. Le commerce de détail représente le troisième pilier de l'économie nationale en termes de valeur ajoutée, avec 84,2 milliards de dirhams en 2023, et demeure un employeur majeur, avec plus de 1,56 million de personnes recensées, soit 13 % de la population active. Pourtant, la prépondérance du commerce dit traditionnel, qui capte plus de 80 % du chiffre d'affaires du secteur, cache des fragilités profondes. Les grandes et moyennes surfaces (GMS), regroupées au sein d'une douzaine d'enseignes couvrant 40 villes, ne représentent que 20 % du marché, mais leur chiffre d'affaires – en progression de 17 % en glissement annuel – atteint désormais 40,9 milliards de dirhams. «L'équilibre concurrentiel entre les circuits traditionnels et modernes demeure encore largement théorique», observe le Conseil, estimant que «les conditions d'accès des petits fournisseurs aux linéaires restent fortement discriminatoires». Des marges opaques, des prix sous tension Le Conseil de la concurrence s'est particulièrement attardé sur les écarts de prix constatés entre les différents maillons de la chaîne. Dans le cas des produits laitiers, des pâtes et des conserves végétales, les hausses de marges brutes sur la période 2021–2023 se révèlent significatives : + 22 % pour les produits laitiers, + 18 % pour le concentré de tomates, + 12 % pour les confitures industrielles. En cause, des pratiques tarifaires peu lisibles, des frais logistiques élevés et surtout, des marges arrière dont le montant et la répartition varient d'un acteur à l'autre sans justification apparente. «Le consommateur supporte in fine les déséquilibres d'une chaîne de valeur dominée par des rapports de force défavorables aux producteurs de première mise en marché», déplore l'avis, qui ajoute : «Les marges arrière, lorsqu'elles ne sont ni encadrées ni déclarées, constituent une forme de rente contraire aux principes d'équité concurrentielle». Des correctifs attendus, mais sans calendrier précis S'il recommande la création d'un Observatoire national des prix et des marges (ONPM), l'encadrement légal des avantages tarifaires et un meilleur encadrement des délais de paiement, le Conseil reste évasif sur les délais de mise en œuvre. L'avis suggère par ailleurs d'intégrer les petits commerçants aux circuits numériques de vente et de gestion (paiement mobile, plateforme MRTB), et propose d'adapter la stratégie Rawaj de 2009 aux réalités actuelles, avec un objectif de 600 points de vente structurés à l'horizon 2030. Mais ces orientations, bien que louables, laissent subsister des interrogations quant à leur faisabilité. Le Conseil ne précise ni les mécanismes de coordination interministérielle ni les instruments financiers susceptibles de soutenir la transition des acteurs les plus fragiles. «La préservation du pouvoir d'achat ne peut s'obtenir qu'en rétablissant des équilibres durables au sein des chaînes de distribution», conclut le document, tout en appelant à une action publique plus volontariste. Au-delà de la simple dissymétrie entre circuit traditionnel et flux moderne, l'avis met en exergue le rôle de l'Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (Onssa) et du ministère de l'Agriculture dans le contrôle des approvisionnements. Si l'Onssa certifie chaque année près de 2 000 dossiers d'homologation d'unités de transformation alimentaire, elle demeure impuissante face aux pratiques informelles échappant à tout enregistrement officiel. Sur le plan territorial, la concentration des GMS à Rabat et Casablanca – près de 40 % des points de vente modernes – se double d'un maillage très clairsemé dans les régions de l'Oriental et de Souss-Massa, où le taux de pénétration n'excède pas 5 %. Cet écart se répercute sur le coût du transport et l'usure des infrastructures routières, supportées en dernière instance par le consommateur. Des fédérations professionnelles, comme la Fédération interprofessionnelle du lait (FIL) et la Confédération nationale des commerçants de gros (CNCG), réclament la mise en place de quotas de linéaire réservés aux PME et aux coopératives. De leur côté, plusieurs grossistes de proximité critiquent le régime fiscal dont bénéficient certaines centrales d'achat, dont les exonérations peuvent atteindre 15 % des droits de douane sur les importations de marchandises non produites localement. Enjeux réglementaires et perspectives législatives L'avis plaide pour une révision de la loi 104-12 relative à la liberté des prix et de la concurrence, en y insérant un chapitre dédié aux pratiques de marges arrière, assorti de sanctions pécuniaires dissuasives. Le CC propose également d'étendre les prérogatives du parquet du commerce, afin d'accélérer les procédures d'enquête en cas de plainte pour entente illicite ou abus de position dominante. Une proposition de décret est évoquée, visant à rendre obligatoire la publication annuelle du détail des marges par catégorie de produits, sur le modèle du dispositif mis en place par l'Autorité de la concurrence française (ADLC). Toutefois, l'absence de calendrier précis pour l'adoption de ces textes législatifs suscite des réserves parmi les parlementaires et les syndicats, qui craignent un décalage entre l'énoncé et l'application concrète. Voies d'innovation sociale et circuits courts Enfin, l'avis consacre un chapitre à l'émergence des circuits courts et de l'économie sociale et solidaire (ESS). Il cite l'exemple de la coopérative «Baraka» à Essaouira, qui redistribue 70 % de sa marge aux agriculteurs locaux et capte 6 % du marché régional des fruits et légumes. Il suggère de multiplier par quatre, d'ici 2027, les points de vente associatifs, en s'appuyant sur le réseau de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) pour offrir des locaux à loyers modérés. Par ailleurs, le CC encourage le recours aux technologies d'identification par radiofréquence (RFID) pour tracer plus finement la provenance des produits et limiter les fraudes, en coopération avec l'Office chérifien des phosphates (OCP), notamment pour la chaîne de conditionnement des engrais bio à destination des exploitations maraîchères. À travers cet éclairage chiffré et ce tour d'horizon élargi, l'avis du Conseil de la concurrence pose les jalons d'une mutation de la distribution alimentaire, invitant pouvoirs publics, opérateurs et consommateurs à forger un pacte de transparence et d'équité, afin de garantir la viabilité et la justice sociale au cœur de chaque panier d'achat.