Chaque année, à l'approche d'Achoura, le même spectacle affligeant se répète, comme un rituel inversé où la fête tourne au désastre. Là où il devrait y avoir de la spiritualité, de la mémoire, de la fraternité, c'est la violence, la fumée et le chaos qui prennent possession de nos rues. Ce qui fut jadis un moment de partage devient, dans plusieurs quartiers marocains, une démonstration de sauvagerie gratuite, maquillée en tradition populaire. Et cette année encore, Salé en a donné une illustration saisissante. Dans le quartier de Sidi Moussa, la soirée du samedi 5 juillet a tourné à la scène de guerre. Des jeunes, visages masqués, pierres à la main, lançant des projectiles enflammés sur les forces de l'ordre. Les pompiers, exténués, ont passé des heures à éteindre les incendies allumés çà et là par des mains inconscientes, armées de pétards artisanaux. Des familles terrées chez elles, des commerces fermés, des ruelles devenues impraticables. Ce n'est plus une célébration, c'est une prise d'otage collective de l'espace public. Le plus dérangeant dans cette dérive est qu'elle n'est plus marginale. Elle s'installe, s'enracine, et s'accompagne d'une forme de légitimation silencieuse. Car derrière chaque main qui allume un feu, il y a parfois une autre main, celle d'un adulte, d'un parent, qui ferme les yeux, qui finance, ou pire, qui trouve cela « normal ». Des enfants à qui on offre des explosifs comme on leur offrirait des friandises. Des adultes qui confondent laxisme avec affection, et qui oublient que l'indulgence mal placée devient, tôt ou tard, complicité. Lorsqu'on ose réagir, lorsqu'on interpelle, juge, ou emprisonne, alors commence une autre pièce de théâtre : des mères éplorées devant les caméras, des discours victimaires, des associations autoproclamées « défenseurs des droits » qui dénoncent les « conditions de détention », oubliant au passage les conditions d'insécurité infligées à des quartiers entiers par ceux qu'elles défendent. LIRE AUSSI : Drame à Settat : L'irresponsabilité pendant l'Achoura coûte la vie à un adolescent et laisse un autre en état critique La question n'est plus de savoir si ces comportements sont excusables. Ils ne le sont pas. Il ne s'agit plus de folklore mal encadré ou de simples dérapages juvéniles. Nous parlons ici d'actes délibérés de vandalisme, de mise en danger de la vie d'autrui, d'atteinte à l'ordre public. Nous parlons d'une société qui tolère, banalise, et parfois défend l'indéfendable. Et dans cette confusion générale, c'est le vivre-ensemble qui recule, et avec lui, la confiance entre citoyens. Responsabilité partagée La liberté, dans ce contexte, devient un mot vidé de son sens. Car la liberté sans responsabilité n'est que chaos. Et une société qui confond la transgression avec l'expression se condamne elle-même à l'anarchie. Il faut le dire clairement : le Maroc ne pourra avancer si l'on continue à délaisser l'éducation, la conscience civique et le respect de la loi. On ne construit pas une nation avec du bitume et des façades ; on la construit avec des valeurs, des écoles solides, des familles responsables et des institutions crédibles. D'où viennent tous ces pétards ? Qui permet leur entrée ? Qui les écoule sur les marchés sans crainte d'être inquiété ? Pourquoi tant de silence autour de ce commerce qui alimente le feu, au sens propre comme au figuré ? La question dérange, mais elle est essentielle. Car sans volonté de tarir la source, on continuera d'éteindre les flammes sans jamais en prévenir la cause. Ce que nous vivons est le résultat d'un abandon collectif : abandon de l'éducation, de l'encadrement, de l'exigence. Le tissu social se délite parce que les fondamentaux ont été négligés trop longtemps. Les forces de l'ordre, aujourd'hui cibles d'attaques, sont les dernières digues. Les attaquer, c'est attaquer la nation elle-même. Les banaliser, c'est ouvrir la voie à une violence généralisée, contre laquelle aucun discours ne suffira plus. Il est temps de dire stop. Vraiment. Pas par des déclarations creuses, mais par des actes. Par une fermeté assumée, par un retour au bon sens, par un courage politique qui ne cherche pas à plaire, mais à protéger. Et surtout, par une société civile qui cesse de glorifier la bêtise et ose remettre de l'ordre dans ses priorités. Achoura doit redevenir ce qu'elle a été : une nuit de mémoire, de solidarité, de lumière. Car si nous continuons sur cette voie, elle ne sera bientôt plus qu'un brasier incontrôlable, et cette fois, il sera peut-être trop tard pour l'éteindre. La violence commence souvent par une petite étincelle et par négligence, elle peut devenir une boule de feu qui emporte tout sur son chemin.