Rabat, cimetière Chouhada, samedi 5 juillet 2025. La lumière de l'après-Asr caresse les cyprès ; un silence dense accompagne le cortège. À la lisière des rangées de notables et d'anonymes venus « simplement lui dire merci », on devine une forme de stupeur : comment l'homme qui, pendant plus d'un demi-siècle, si souvent dépêché pour colmater les brèches budgétaires et suturer les plaies diplomatiques, a-t-il pu se résoudre, un jour, à se soustraire à la tâche et à quitter le champ de bataille ? Abdelkader Benslimane s'est éteint vendredi soir, à 93 ans, et les Marocains, notables endimanchés ou humbles anonymes, se découvrent orphelins de son pas tranquille, ce pas qui, jusque-là, servait de boussole quand grondait la tourmente. Il s'est éclipsé sur la pointe des pieds, laissant derrière lui les effluves de jasmin des funérailles au cimetière et une modernité qu'il avait, à sa façon, contribué à façonner. L'enfant du Zaër Né le 22 février 1932, dans la petite ville de Rommani, il grandit entre les plateaux pierreux du Zaër et la ferveur des souks du mercredi, là où la terre apprend le sérieux et le vent de la ténacité. Rien, sinon une curiosité insatiable et un sens aigu du nombre, ne prédestinait l'adolescent à tracer son destin dans les arcanes budgétaires. Elève appliqué à Rabat, étudiant décidé à Toulouse, il décroche en 1957 une licence de droit et de sciences politiques qui scellera son appétit de gestion publique : première bifurcation, premier serment secret — « rendre au pays plus qu'il ne m'a donné ». À son retour, à 25 ans, son costume encore trop large pour son allure de scout, il pousse les portes du ministère des Finances. Attaché de cabinet, puis directeur du Budget, il incise les dépenses avec la précision du joaillier qui polie une pierre brute, « couper sans faire saigner l'économie », dit-on de lui. Il gravit alors les échelons comme on franchit des marches trop basses (1957-1961). Les couloirs capitonnés bruissent de son nom ; déjà, sa voix basse et posée apaise les excès, comme si l'exactitude pouvait, à elle seule, calmer les passions. Les premiers coups d'aile diplomatiques On l'envoie à Paris d'abord (1961-1963) comme conseiller, là où il découvre la diplomatie de couloir, celle qu'on murmure derrière les paravents de velours et qui s'écrit à l'encre sympathique des apartés. Puis en premier chef du Bureau des Recherches et Participations Minières, il découvre la diplomatie autant que les gisements. Sa vision du « minerai comme instrument de souveraineté » fait sourire les technocrates de l'époque. Elle réapparaîtra trente ans plus tard dans les scénarios de transition énergétique. En 1971, Bruxelles l'accueille. L'ambassadeur Benslimane prépare les fondations de l'accord de coopération CEE-Maroc. Il y glisse une idée : « Le commerce n'est qu'une confidence partagée ». Devant lui, les négociateurs européens acquiescent, ce style, si nettement marocain et si universel à la fois, les désarme. L'accord sera signé cinq ans plus tard, avec la conviction qu'« une bonne balance commerciale est d'abord une histoire de respect mutuel ». Le 20 novembre 1972, Hassan II l'appelle au gouvernement Ahmed Osman : Commerce, Industrie, Mines, Marine marchande. Deux ans plus tard, lors du remaniement du 25 avril 1974, il hérite du portefeuille des Finances. Quatre années à marteler que « la rigueur budgétaire n'est pas la désolation, mais la préparation des jours fastes ». Il y impose une méthode : publier les agrégats comme on expose la radiographie d'un corps malade, puis prescrire sans trembler. « L'homme des crises » naît ce jour-là, dans la lumière sévère d'un bureau parqueté. Restructurer la BNDE, réconcilier la banque et l'industrie Appelé à la rescousse, il devient président-directeur général de la Banque nationale de développement économique (BNDE) de 1978 à 1991. Il audite, restructure, crée des garde-fous prudentiels avant que le mot ne devienne mode. Deux ans plus tard, les créances douteuses dégonflent ; la BNDE redevient le bras armé des PME industrielles. Le rapport confidentiel de la Banque mondiale note « l'impact structurant de la nomination de M. Abdelkader Benslimane » sur la culture interne de la BNDE. « Un banquier qui parle peuple », s'émerveille un gouverneur ivoirien, le 1er juillet 1974, lorsque ses pairs l'élisent président du Conseil des gouverneurs de la Banque africaine de développement. Tourisme : dessiner des routes avant les cartes En 1991, nouveau détour ministériel. Appelé en 1991 au ministère du Tourisme, il défend un modèle où l'artisanat de Fès et les criques de Dakhla côtoient déjà l'écotourisme. Avant l'heure, il conjugue attractivité et durabilité. Il théorise l'« éclectisme prudent » : associer l'arganier d'Essaouira, la médina de Fès et la vague d'Essaouira dans un même storytelling. Ceux qui l'ont vu convaincre un voyagiste britannique de créer un circuit « Route des Kasbahs » se souviennent de son argument final : « Au Maroc, chaque pas est une carte postale, mais votre respect devra être le timbre ». Un décret de 1991, signé conjointement avec Bonn et Ottawa, porte déjà sa griffe : fiscalité incitative contre transfert de savoir-faire hôtelier. Visionnaire des expériences durables avant l'heure, il inscrit la poésie dans les plans marketing. Couture fine entre Etats Bonn, 1984. Il rassure une Allemagne ouest qui craint les chocs pétroliers et glisse l'idée d'un corridor Tanger-Cobourg pour le fret agro-industriel. Alger, fin des années 1990, il désamorce, patiemment, les non-dits d'une décennie noire et multiplie les canaux parallèles, convaincu que « les silences diplomatiques tuent plus que les cris des foules ». À Tunis, de 1995 à 2001, il préside la commission Maghreb arabe et forge une image restée célèbre et une formule devenue virale : « Le Maghreb est un poulpe ; qu'un bras se replie et tout le corps hésite. » L'homme derrière le costume Costume bleu nuit, mouchoir gris perle, et un silence qui valait sentence, il tenait toujours un stylo-plume Parker 51 offert par un ouvrier de la BNDE : « le vrai patron de nos économies », plaisantait-il. On le disait austère, il riait en privé d'un éclat désarmant. Ses proches racontent les soirées où, entre deux dossiers, il récitait des vers de Voltaire ou fredonnait Sayed Darwish. « Ne laissez pas la rigueur budgétaire vous voler votre poésie », aimait-il rappeler aux jeunes inspecteurs des finances. Son bureau cachait, derrière les classeurs, une photo noir et blanc de Rommani, piqûre de rappel pour celui qui répétait : « N'oubliez jamais d'où l'on vous regarde ». Derniers carnets, dernières leçons Il travaillait encore, ces derniers mois, il achevait avec l'économiste Najib Mouhtadi un volume d'entretiens intitulé « Chemins de guet — promenade analytique de 1957 à 2015 », à paraître à la rentrée. Le livre devait s'ouvrir sur une phrase devenue testament : « Gouverner, c'est écouter la crainte sans la laisser parler à votre place ». Vendredi soir, sa voix s'est tue. C'est tout un pan de l'art d'administrer qui a soudain vacillé … un mélange de sagesse rurale, de finesse juridique et d'audace stratégique. Abdelkader Benslimane rejoint désormais le jardin des patriarches et des bâtisseurs silencieux du Maroc, là où les bilans finissent par n'être que des murmures. À ceux qui redoutent les tempêtes économiques, il laisse trois repères : *Transparence des chiffres : « On ne négocie pas ce que l'on cache ». *Primauté de l'humain : toute austérité s'adosse à un filet social, sinon elle blesse. *Diplomatie de la confiance : chaque accord doit porter un volet culturel, « sinon les colonnes de chiffres chancellent ». Les tempêtes se souviennent de lui, parce qu'il savait les calmer d'un geste de plume. Que Dieu entoure Ssi Abdelkader Benslimane de Sa miséricorde et l'accueille dans son paradis éternels. Le Royaume, lui, retiendra la cadence feutrée d'un homme qui marchait toujours deux pas devant la foudre.