Le Maroc, la Tunisie et la Libye engagent des réformes profondes de leur appareil militaire, dans un contexte régional marqué par l'instabilité intérieure et la montée des rivalités extérieures. Selon African Security Analysis (ASA), ces évolutions traduisent moins une course aux armements qu'un besoin partagé de préserver l'intégrité des frontières, de réduire les dépendances étrangères et d'asseoir des formes nouvelles d'autonomie stratégique. Le Maroc mise sur les alliances et l'ancrage industriel Avec des engagements budgétaires estimés à 5,4 milliards de dollars en 2024, le Royaume chérifien s'impose comme l'acteur le plus résolu du Maghreb en matière de transformation militaire. ASA relève que Rabat articule ses efforts autour de deux axes : l'acquisition de systèmes avancés – batteries Patriot, hélicoptères Apache, drones – et la mise en place d'un tissu industriel national. Des accords avec les Etats-Unis, Israël et la France ont donné lieu à des transferts technologiques d'envergure, consolidés par le rapprochement diplomatique engagé depuis 2020 avec Tel-Aviv. Au-delà de l'achat, le Maroc entend désormais produire sur son sol : armes légères, drones et dispositifs autonomes sont appelés à sortir d'ateliers locaux. «Le Royaume cherche à se doter d'un statut d'exportateur de savoir-faire militaire, non plus simple utilisateur d'armements étrangers», observe ASA, en soulignant la cohérence d'une doctrine prônée depuis plusieurs années par le roi Mohammed VI. Une Tunisie prudente mais lucide En Tunisie, la progression est plus discrète. Avec un budget avoisinant 1,2 milliard de dollars, l'armée reste centrée sur des objectifs défensifs : lutte contre le terrorisme, sécurisation des frontières, maîtrise des régions montagneuses. Les appuis techniques reçus d'Allemagne, d'Italie et des Etats-Unis ont permis quelques avancées ciblées, notamment dans les transmissions, la mobilité aérienne et l'équipement des unités d'intervention rapide. Loin des projecteurs, Tunis s'adapte cependant aux formes nouvelles de conflictualité : guerre numérique, réseaux clandestins, opérations d'influence. «L'armée tunisienne demeure apolitique, mais le commandement reconnaît désormais l'existence de menaces hybrides appelant une évolution doctrinale», analyse ASA. La Libye entre fragmentation et embryon de reconstruction En Libye, toute velléité de renouveau passe par la réhabilitation de structures disloquées. Plus d'une décennie après la chute de Mouammar Kadhafi, le pays reste divisé entre deux pôles – Tripoli et Benghazi – disposant chacun de leurs forces armées et de soutiens extérieurs. Le Gouvernement d'union nationale, appuyé par la Turquie, tente de rétablir une chaîne de commandement formelle, tandis que l'Armée nationale libyenne du maréchal Haftar continue de bénéficier d'un appui émanant de la Russie, de l'Egypte et des Emirats arabes unis. ASA avertit : «Sans cadre de défense unifié, les achats d'armes risquent d'accentuer les clivages au lieu de favoriser l'émergence d'un Etat». Quelques signaux d'évolution apparaissent cependant : diminution de la dépendance aux milices, restructuration embryonnaire des fonctions logistiques et recentrage sur la défense des frontières. Une recomposition qui interroge les équilibres régionaux Selon ASA, les mutations en cours sont susceptibles de rebattre les cartes stratégiques du Maghreb. L'arrimage du Maroc aux puissances occidentales, conjugué à son partenariat avec Israël, accentue le contraste avec l'Algérie, dotée d'un arsenal considérable d'origine russe. La Tunisie maintient un équilibre de neutralité prudente, tandis que la Libye reste un théâtre d'affrontements par procuration. Pour ASA, cette recomposition soulève autant d'espérances que d'inquiétudes : «Un Maghreb doté de forces plus professionnelles pourrait contribuer à contenir le terrorisme et les migrations irrégulières, mais il ne faut pas exclure le risque d'un emballement régional». La conclusion est sans équivoque : «Ces Etats ne se contentent pas d'actualiser leurs arsenaux. Ils redéfinissent le rôle même de l'institution militaire dans la résilience nationale et la diplomatie régionale».